Le Canal du midi

Le jour de mon mariage, en plus des promesses d’usage devant Monsieur le Curé, j’avais fait serment à Nuria de retourner chaque année dans son pays, près de Barcelone, pour y passer les grandes vacances. Ainsi, début juillet, à peine l’école finie, on réveillait les enfants aux environs de trois heures du matin. Après avoir tassé, entassé, pressé, compressé dans le coffre de la voiture ce qui ressemblait à un déménagement sans retour, nous quittions aux aurores notre petite bourgade des bords du lac Léman. La route serait longue, il nous en coûterait dix-sept heures pour le moins, pour autant encore que les douaniers du col du Perthus ne rallongent pas l’addition par une grève du zèle dont ils avaient le secret. Du côté espagnol, ce n’était guère mieux, leurs gabelous étant toujours à l’affût d’une plaque de chocolat à séquestrer, misérable butin. En ce début des années soixante, Franco régnait en maître et fermait les yeux à son propre avantage sur le racket de son administration.

Quelque cent mètres après notre départ, ayant passé devant l’honorable château de Coppet, ancienne demeure de Germaine de Staël et de son père Jacques Necker, j’avais pris l’habitude de couper le moteur puis de demander le silence en cabine afin de faire place au « Notre Père » que nous récitions tous à haute voix, avec le respect que l’on doit à celui auquel on sollicite la protection. À cette époque, les routes se montraient meurtrières, les ceintures de sécurité encore au stade d’esquisse dans la tête de leur inventeur et les voitures en tôles légères. Quant à la Nationale 7, elle proposait trois pistes assassines bordées de platanes arborant pour la plupart les stigmates des pare-chocs de ceux dont le voyage s’était prématurément arrêté là. 

Ce mercredi 11 juillet 1962, jour de la Saint-Benoît, nous avions à bord une invitée de choix, ma belle-mère. Elle avait débarqué chez nous un mois plus tôt, car elle s’ennuyait de sa fille. Nous profitions du trajet pour la ramener chez elle, Calle Provenza, proche de la Sagrada Família, laquelle ne comptait que quatre tours et offrait aux passants l’image d’un chantier à l’abandon.

Lors de ce qu’il faut bien nommer ces « transhumances estivales », le premier arrêt se situait au pied de la montée du Mont Sion, peu après Genève. C’était l’endroit généralement choisi par notre cadet pour vomir biscottes et chocolat chaud, certes ingurgités à une heure inhabituelle. Nuria, une fois les premiers « secours » apportés, notait l’heure et le kilométrage dans son petit carnet de voyage, informations classées secret défense à l’en croire. J’ai l’air de me moquer, mais ces calepins lui permettent aujourd’hui de refaire des allers-retours à Barcelone sans quitter son fauteuil.

Nous venions de faire une halte à Romans, capitale française de la chaussure — on en comprendra l’ironie par la suite — et nous trouvions dans la ligne droite entre Bourg-de-Péage et Valence quand l’embrouille a commencé. Un Allemand roulant ventre à terre s’était rabattu violemment pile devant nous pour ne pas s’empaler dans le camion « Valentine — les belles peintures » qui, en face, dépassait avec largesse une mobylette. Cela m’avait obligé à un freinage intempestif entraînant mon Opel Capitaine dans une embardée qui avait provoqué les cris de ma femme et de sa mère. « C’est rien, c’est rien, juste un Allemand qui ne sait pas que la guerre est finie », les avais-je tous rassurés.

C’est à ce moment précis que j’ai senti l’objet. Sous mon pied gauche, quelque chose venait de se déplacer. Il s’était coincé entre la portière et ma cheville. J’essayai, par tâtonnements plantaires, d’en déterminer la forme. On dirait un soulier. Oui, c’est bien ça, on dirait même qu’il a un haut talon. Une chaussure de femme ? 

Haut-le-cœur ! Léger tremblement. Et si c’était l’escarpin de Murielle ? Elle et moi, avions fait l’amour la veille au soir dans la voiture.  Murielle avait été engagée dernièrement dans la boîte qui m’employait. Chose hautement invraisemblable, elle avait rapidement inauguré à mon égard une série de petites amorces anodines qui s’étaient transformées en allusions de moins en moins discrètes. Je peux prouver qu’à cette époque déjà je n’avais rien, mais alors rien du sex symbole, au point que même ma propre femme se moquait souvent de ce qu’elle nommait, en roulant les « r »,  mes allures de séminariste. 

Dans l’ascenseur, le lundi précédent, Murielle m’avait collé une bise sur le bout du nez en disant « Tu sais que tu m’excites, toi ? ». Elle avait aussitôt pesé sur le bouton d’arrêt et, frottant ostensiblement son corps contre le mien, m’avait plaqué contre le miroir puis embrassé avidement. J’en avais eu le tournis, me demandant dans un reste de lucidité, comment cette fille de quinze ans ma cadette, belle comme celles qui font la Une des Magazines de mode, pouvait ressentir une quelconque attirance pour un type comme moi. Avec sa frimousse angélique, ses longues jambes sensuelles savamment valorisées par d’affriolantes minijupes et des escarpins vertigineux, sa ravissante petite poitrine que des décolletés à la limite de l’indécence faisaient deviner, elle pouvait assurément s’offrir bien mieux. Je n’en revenais pas. J’étais encore capable de séduire, et qui plus est, pas n’importe qui.

Alors, nous nous étions abandonnés dans cette voiture qui, en ce jour de juillet, fait route pour l’Espagne. 

Je me repasse le film de nos ébats. Je me rappelle qu’à un moment elle m’a dit de faire attention parce qu’elle avait le changement de vitesse entre les fesses. Et puis…  Ah oui, c’est ça ! N’ayant évidemment retiré que le strict nécessaire au vu de l’inconfort ambiant, nous nous sommes simplement réajustés. Je n’avais pas enlevé mes mocassins, ça j’en étais certain. Mais elle ? Est-ce qu’elle avait gardé ses escarpins aux pieds ? Vraisemblablement, et puis qu’est-ce que j’en sais ? On est ressortis du parking, j’ai pris à droite pour la déposer chez elle dix minutes plus tard. Elle m’a dit avec ironie « Bonnes vacances » avant de disparaître. Si elle avait perdu une chaussure, elle l’aurait remarqué, non ? J’étais parti comme un voleur, trop affolé à l’idée d’être vu. Je ne me souviens pas l’avoir vu gesticuler dans le rétroviseur. Non, ce n’est tout simplement pas possible. Quoique ! Cesse de gamberger, calme, calme-toi Jean-Pierre. Mais, m…., il y a bien une chaussure dans cette bagnole et si ce n’est pas la chaussure de Murielle, elle est à qui, qu’est-ce qu’elle fout-là ?

Nuria occupée à regarder le paysage à sa droite, je tente avec mon bras de remonter discrètement la chose. Opération réussie à la première tentative. Jusqu’ici, tout se passe bien. Je glisse l’escarpin de Murielle dans mon dos,  sur ma gauche, quelques centimètres sous la vitre conducteur. Je n’ai plus qu’à attendre l’instant propice pour balancer cette satanée godasse par-dessus bord. Par cette chaleur, rien d’étrange à ce que je maintienne la fenêtre grande ouverte. 

On approche de Valence, au premier feu rouge, adieu la pièce à conviction !  

Il est écrit qu’on ne se débarrasse pas de la coulpe d’adultère si facilement… et cela se confirme. Jamais, depuis que j’avais obtenu mon permis de conduire, je n’avais bénéficié d’autant de feux verts synchrones. Qu’un sémaphore se mette enfin au rouge pour me venir en aide, voilà que systématiquement une autre automobile apparaît dans mon rétroviseur. Si ça continue, on va sortir de la ville, l’escarpin toujours coincé entre mon bassin et la portière. Et c’est bien ce qui finit par arriver.

Dois-je expier ce moment d’égarement jusqu’à la lie ? C’est Dieu qui manigance tout ça ? « Mais moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur » (Mathieu 5 : 28). Moi je ne m’étais pas contenté de convoiter.

Si je racontais la vérité à Nuria ? Tout le monde dort sur le siège arrière. Je vais tout lui avouer. Péché avoué est à moitié pardonné. Et puis non, elle ne me croira pas. Elle a croisé Murielle l’autre jour en venant me chercher au bureau avec les deux garçons. Jamais elle ne me croira. Je l’entends déjà, « toi, tu as couché avec cette fille ? Tu prends tes désirs pour des réalités, mon pauvre Jean-Pierre. Est-ce que tu t’es vu ? Il ne doit pas y avoir deux idiotes comme moi sur terre pour être attirées par l’homme insignifiant que tu es devenu ! Si, au moins, tu avais accepté cette promotion, je pourrais comprendre qu’elle te lèche les bottes, mais rien de tout ça. Monsieur a préféré renoncer pour pouvoir se consacrer encore et toujours plus à la paroisse ».

Depuis cette affaire de nomination avortée par ma faute — je craignais de déplaire à ma mère dernièrement médaillée « Bene meranti »par Jean XXIII — Nuria s’ingéniait à me dénigrer, à m’écraser, même devant les enfants. La venue de belle-maman avait amplifié le phénomène. Elle avait dû l’informer de ce qu’elle prenait pour un manque d’ambition professionnelle, car celle-ci jusqu’ici bienveillante à mon égard, s’était mise elle aussi à me battre froid. J’étais depuis quelques jours devenu un moins que rien. Peut-être que Murielle l’avait senti. Ses élans ne seraient-ils rien d’autre que de la compassion ou pire, un caprice de gamine ? 

Petite vérification faite dans le rétroviseur, je me lance.

– Tu sais, Nuria, hier soir, dans cette voiture, j’ai embrassé Murielle.

– Murielle ?

– Oui, la nouvelle secrétaire de direction. Tu l’as croisée l’autre jour.

Moment de silence durant lequel Nuria tourne sans raison apparente les pages de son calepin.

– Cette poupée ? Tu l’aurais embrassée ? Toi ? Et puis, qu’est-ce qu’elle aurait fait dans cette voiture ?

– Comme il pleuvait, je l’ai poussée jusqu’à son arrêt de tram. 

– Et elle t’a embrassé ? C’était bien ? 

Elle éclate de rire sans me regarder. Bons dieux, mais qu’est-ce qu’elle cherche dans ce petit carnet ?

– C’est déjà assez difficile de te l’avouer, alors si tu peux éviter de te foutre de moi. On a même couché ensemble, figure-toi, dans le parking souterrain, comme ça, au moins, tu sais tout.

– Écoute Jean-Pierre, je ne sais pas à quoi tu joues, mais admets que c’est grotesque. 

– Ah oui, c’est grotesque. Et ça, ça aussi c’est grotesque ? Et je lui plante l’escarpin sous le nez.

– Olé !!! Mais c’est la chaussure de maman ! 

Elle s’esclaffe de rire, me plantant au passage une banderille version El Cordobes tout en pouffant de manière si assourdissante qu’elle en réveille les deux garçons et leur grand-mère.

– Pero que pasa, hija mia ? 

– Ce n’est rien, nos estabamos riendo de un chiste. No se puede traducir 

– Qu’est-ce que vous complotez ? lui dis-je.

– Elle demande pourquoi j’ai ri si fort. Je lui dis juste que c’est malheureusement intraduisible.

– Tu ne lui as pas dit, pour la chaussure ?

– Non, j’attends de voir sa tête quand on s’arrêtera pour manger. On va la laisser mijoter un peu.

Nous avions pour habitude de déjeuner dans l’herbe au bord du canal du Midi. Malgré les plaintes incessantes de nos deux fils, lesquels avaient faim depuis Nîmes et le faisaient savoir, je ne lâchai pas le volant jusqu’à ce que nous ayons atteint notre point de chute entre Gourgasse et Colombiers. Il était quinze heures quand nous y parvînmes. Les grillons nous attendaient. C’est généralement à leurs chants que nous prenions conscience d’être enfin en vacances. Belle-maman, dans une position particulièrement acrobatique et improbable pour son âge, semblait chercher quelque chose. 

Regard complice entre Nuria et moi, au moins ça ! 

– Mais donde a disparou  mi zapato ? 

– Qu’est-ce que tu cherches, maman ?

– Mon soulier, hija mia.

– Il ne doit pas être bien loin.

– Jé né compréné pas, jé né troubé pas mon chaussure.

– Cherche encore un peu, elle ne s’est pas envolée tout de même.

– Arrête de la torturer,  Nuria, donne-la-lui, sa chaussure, lui dis-je un peu agacé.

– Ce ne serait pas ça ? dit-elle enfin en lui tendant le spectre de mes obsessions évaporées.

– Aïïï si. Où il était ?

– Elle a dû glisser vers l’avant quand Jean-Pierre a freiné, tu te rappelles ?

C’est à cet instant que Benoît nous tend un escarpin rouge vif à talon douze centimètres. 

– Et celui-là, il est à qui, Papa ?

Publié par efix1955

Allez savoir pourquoi j’avais opté pour la filière latin dès l’âge de 12 ans? Ce n’était certainement pas pour aboutir, quelque douze ans plus tard, à l’obtention du titre de ingénieur agronome de l’Ecole polytechnique de Zürich, pire encore, en 1984, au grade de Dr ès Sciences techniques de la même école. Et pourtant. Soyons honnête, ce choix d’ado pré-pubère me venait de l’amour de la langue, la langue française, évidemment. Aujourd’hui, en fin de carrière professionnelle - j’ai viré ma cuti dans les années quatre-vingt dix pour reprendre des études en communication et relations publiques et m’y consacrer jusqu’à ce jour - me voilà au seuil d’un rêve de toujours: ÉCRIRE. Depuis un certain temps déjà, j’ai mis le pied dans la porte. J’ai un aveu à vous faire: J’ai la plume qui me démange. Alors bienvenue dans le monde de mes démangeaisons.

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