LA MESSAGÈRE

PREMIÈRE PARTIE

« … un méandre de plus est ce qu’une rivière peut faire de mieux ; c’est d’ailleurs ce qu’on en attend. » Nicolas Bouvier, Journal d’Aran

  1.  

Il avait écarquillé les yeux comme si Antoine lui avait annoncé la chute imminente d’une météorite sur la ville. Sa surprise était telle, qu’il mit quelques secondes avant de réagir.

— J’ai bien entendu, Antoine, tu viens bien de me dire que ton désir le plus cher serait d’écrire un livre, c’est ça, c’est bien ça ?

— Il n’y a pas mort d’homme tout de même.

— Non, mais je m’attendais… qu’est-ce que j’en sais, à ce que tu aies par exemple envie de suivre des cours de russe toi qui adores Dostoïevski, ou de voyager, ou de t’investir dans le bénévolat, avec ton âme de saint-bernard. Au pire, de séduire ta nouvelle voisine de palier depuis le temps que tu me parles d’elle.

Il fait une pause et fixe Antoine droit dans les yeux.

—  Mais, admets qu’écrire un bouquin, toi ?

— Oui, moi. Comme tu dis, Étienne, moi ! Tu ne m’en crois pas capable ?

— Si, mais…

— Mais…

— Mais à ton âge, ça frise la vanité, mon gars.

Ces deux-là étaient des amis improbables, liés par un attachement de circonstance dont l’acte de baptême remontait à la maternelle. Le mais de principe faisait partie des gênes d’Étienne, alors que le oui souvent impulsif était inscrit dans l’ADN d’Antoine. Le secret de leur complicité résidait sans doute dans ce regard différent qu’ils portaient à leur rapport à la vie.

Ils se rencontraient régulièrement au Café du Lys, à l’angle de la Rue de l’École-de-Médecine et de la rue des Pavillons. Ils aimaient l’endroit pour sa luminosité et appréciaient son côté cocooning, très vintage. Ils en affectionnaient particulièrement le petit coin salon au-dessus duquel trônait un grand cadre dans lequel étaient alignées sur dix rangées deux cent cinquante figurines en bois récupérées sur de vieux footballs de table hors d’usage. Ils les avaient comptées plus d’une fois.

À la question au demeurant banale « Maintenant que tu es retraité, c’est quoi ton projet ? », Antoine avait lancé écrire un livre sans trop y réfléchir. Au moment de son envolée, il avait senti que la boîte de Pandore de son ami allait laisser échapper son cortège de doutes, de soupçons, de défiance et même peut-être, par bienveillance — cela arrivait aussi — d’inquiétudes.

— Vanité ? Tu y vas fort. C’est ma petite voix intérieure qui t’a répondu. Elle a la sale habitude d’allumer des pétards, à moi de me débrouiller avec les éclats, tu me connais, non ?

— Oui, trop bien, peut-être.

Antoine n’avait pour ainsi dire jamais trahi sa petite voix, elle guidait ses pas. Il décida qu’elle guiderait ses mots. Il l’écrirait ce livre, quitte à en être l’unique lecteur. Ce livre, il serait son agence de voyages, avec lui il se baladerait dans sa tête, dans celle de ses personnages ; il prendrait des images de lieux qui n’existent pas ; il ressentirait le chaud et le froid de ses saisons imaginaires ; il naviguerait sur des océans chimériques, louvoierait ; il circulerait dans des villes fantômes ; il se téléporterait, s’octroierait le don d’ubiquité pour courir le monde, un monde à sa façon, oui c’est ça, à sa façon.

« Je le couvais, ce bouquin se dit-il. Depuis quand ? Depuis toujours peut-être ». De fait, sans le savoir, il le mijotait depuis qu’Aladin et sa lampe magique s’étaient invités, un soir, il y a très longtemps, et l’avaient bercé avec l’accent aimant et teinté d’espagnol de sa mère, la lectrice de son enfance.

Comme souvent, la réaction de son ami Étienne ne l’avait pas étonné. Ce dernier était de ceux qui, chaque fois que vous pensez détenir un bon projet, vous convainquent que vous venez d’accoucher d’une fausse bonne idée. Pour chaque solution, Étienne fabriquait un problème. Quant à Antoine, il était guidé par cette maxime de Sénèque. « Ce n’est pas parce que c’est difficile que nous n’osons pas, mais c’est parce que nous n’osons pas que c’est difficile ». Elle lui avait valu la mention Excellent au bas d’une dissertation de français bien des années plus tôt.

— Il faut que je file, dit Étienne à la hâte.

— Déjà ?

— Oui, je suis encore actif, moi, lui balance-t-il, un brin ironique.

Ils avaient le même âge. C’était là l’un de leurs rares points communs.

Antoine mesurait son bon mètre quatre-vingts et dépassait Étienne de bien dix centimètres. Le premier avait gardé tous ses cheveux qu’il portait mi-longs et qui étaient devenus poivre et sel avec le temps. Le deuxième affichait depuis de nombreuses années déjà, une calvitie presque complète si ce n’était un anneau de poils frisés roux qui faisait le tour de la tête et reliait les deux tempes par l’arrière du crâne. Il lui avait valu le surnom de Saturne de la part de ses collègues de bureau. Antoine s’habillait sport et ne se départait que rarement de ses paires de jeans. Étienne ne se serait jamais rendu au travail autrement qu’en costume-cravate.

Par ailleurs, Étienne était un lettreux besogneux qui, après quelques années d’enseignement, s’était tourné vers une carrière administrative au sein du Service de la jeunesse. Il y avait gravi les échelons avec aisance, grâce notamment à ses qualités d’organisateur et à un perfectionnisme pondéré des plus précieux dans ce genre de fonction. Le diable se cache dans le détail, aimait-il à répéter. Ce à quoi Antoine lui avait répondu, paraphrasant Voltaire : la postérité les négligera tous. Antoine, lui, avait à cœur d’analyser et de comprendre les systèmes, les détails, comme il disait : ce n’est pas mon truc !

         Depuis quelques mois, ce dernier était entré dans le cercle de ceux qu’Étienne considérait comme les perdus pour la société, les désormais retraités, acteurs définitivement en retrait des choses importantes de la vie.

Après le départ d’Étienne, Antoine s’était mis à observer l’un des rares clients du Café. Il ne l’avait jamais vu.

         L’homme se tenait de profil, deux tables plus loin, exposant sans la moindre gêne un de ces nez qui auraient pu inspirer Rostand. Était-ce cette péninsule hors normes ? Était-ce cette paire de lunettes aux lentilles anti-balles ? Gaspard — Antoine choisit de l’appeler Gaspard — observe son verre d’eau depuis au moins cinq minutes. Il reste là, bouche tombante, les yeux rivés sur le liquide transparent. Qu’y a-t-il de plus banal qu’un verre d’eau ? Antoine n’a jamais vraiment compris les gens qui commandent de l’eau au bistrot. Il en coule de l’excellente au robinet, à la maison. C’est du moins ce que prétendent les services industriels de la Ville. L’homme au long nez aiguise sa curiosité. Il a largement le potentiel d’un personnage de roman. S’étant soudainement retourné, croisant le regard d’Antoine, l’homme au verre d’eau se lève et sort à la hâte, comme pris d’inquiétude.

Une fois la porte franchie, parvenu sur le trottoir, il enfourche un vieux vélo appuyé contre un arbre et s’éloigne, pédalant avec fougue dans la rue de l’École-de-Médecine, tête dans le guidon, direction le pont Rolex. Comment fait-il pour s’en sortir indemne dans la circulation genevoise avec ses culs de bouteilles entre les yeux et la réalité ? Antoine en serait presque inquiet. J’espère que ce n’est pas moi qui l’ai fait fuir.

2.  

L’homme qui vient de quitter le café dans la précipitation habite route des Acacias la mal nommée, puisque bordée de tilleuls sur le plus clair de son parcours. Elle abrite, côté pair, des immeubles disparates dont l’alignement donne l’apparence d’une singulière incohérence architecturale. Celui dans lequel il s’engouffre est gris, de ces gris sales qui, quand il pleut, vous donnent envie de vous jeter sous le tram.

La ligne 17 passe devant l’entrée.

La maison n’a pas d’ascenseur. La montée se fait par un escalier grinçant, étroit et mal éclairé.

         Sous les combles, il bénéficie d’une ancienne chambre de bonne et d’un bout de vieux grenier aménagé en studio mezzanine.      

L’espace est jonché de livres, de périodiques scientifiques, de carnets de notes, de feuilles volantes, de magazines tous sujets confondus. À peine si on aperçoit quelques traces d’une moquette d’un bleu roi décoloré. Sur la table, dont il se sert rarement pour les repas, trois écrans d’ordinateur sont disposés en arc de cercle. Sur les deux parois borgnes de l’unique pièce, des centaines de livres sont alignés avec méthode sur des étagères de bibliothèques et contrastent avec le fatras qui couvre le sol. 

Une fois chez lui, l’homme s’abandonne avec délice à un rituel dont il ne déroge qu’exceptionnellement. Après s’être enfoncé sur son rock in chair, il se balance lentement, scrutant alors murs et plafond avant de fixer son attention sur l’amoncellement des publications qui gisent à ses pieds jusqu’à ce que l’une d’elles se mette à clignoter telle une enseigne lumineuse qu’une énergie motivante aurait activée. Saisissant la revue dans ses mains, il l’ouvre avec cérémonial et entame ses lectures. Elles ne durent jamais bien longtemps, tant elles l’embarquent dans son imaginaire, une idée en suggérant une autre, puis une autre encore. Finalement, attiré par un besoin irrépressible de clarification, impatient de Science avec un grand « S », il succombe à l’attrait de son ordinateur et s’installe, presque en transe, devant la paroi de ses écrans.

Ce matin-là, il n’en fit rien, négligeant son rituel, il s’assit à sa table et ouvrit son MacBook Pro avec ferveur.

3. 

— C’est toi qui as fait fuir notre lieutenant Colombo ? dit la serveuse du Café du Lys à Antoine.

— Tu parles du grand type qui vient de sortir ?

— Oui. Tu ne connais pas Colombo ?

— Non.

— Note qu’on ne le voit pas souvent. Je te sers un petit expresso ?

— Merci, mais j’ai ma dose. D’ailleurs, dis-moi combien je te dois. Je suis déjà en retard.

— Ça t’arrive d’être pressé, toi ?

Tout le monde dans le quartier est au courant du désœuvrement dans lequel Antoine Forcadell est plongé depuis la fin tragique de son épouse.

— Eh oui ! Babette a mis le papet au plat du jour du P’tit Vaudois. Je lui ai promis de l’aider à éplucher les pommes de terre si elle m’apprend la recette.

— Et tu vas me prétendre que tu y vas pour une recette de cuisine ? Elle a de beaux restes Babette, non ?

Elle lui adresse un regard malicieux.

La femme d’Antoine était morte deux ans plus tôt de la morsure d’un mamba noir qui s’était infiltré dans leur appartement par les sanitaires. On retrouva le reptile endormi sur le ventre de celle qui avait partagé sa vie durant plus de trente ans.

Des suites de ce drame, monsieur Berthelot, Hadrien Berthelot, un herpétologue amateur propriétaire du mamba, n’avait pas tardé à déménager. À son départ, Antoine avait ressenti un premier et léger signe de compassion à son égard. Cet exode le libérerait de la sensation désagréable de vivre sous le même toit que l’assassin de sa femme, lequel ne risquait plus, il est vrai, de nuire à qui que ce soit dans son bain d’éthanol. L’assurance RC de Berthelot s’était acquittée d’un dédommagement conséquent qui, s’il ne lui rendrait pas sa Sabine, lui avait permis de prendre une retraite anticipée et de soulager le Centre européen de recherche nucléaire du salaire d’un physicien dérangeant et dont les tendances aux interprétations métaphysiques commençaient à devenir gênantes.

Hadrien Berthelot ne lui avait jamais été sympathique ! À son arrivée, il avait convié tout l’immeuble à une pendaison de crémaillère qu’il avait mise en scène avec soin. Elle allait rester dans les annales du quartier de Florissant, lequel doit son nom à une ancienne prairie réputée pour ses nombreuses fleurs. Constitué d’édifices cossus touchant à la Vieille ville, c’est un faubourg bourgeois, d’apparence si tranquille, qu’il semble que rien ne s’y passe jamais.

Tel ne fut pas le cas ce soir-là ! À peine entrés dans le quatre pièces, une odeur de fiente avait pris les invités à la gorge. L’appartement avait été transformé en un joyeux bazar où boîtes, récipients, cages de verre et aquariums de sable et de feuilles sèches s’empilaient gaiement suggérant la présence d’hôtes plus terrifiants les uns que les autres. Au milieu du salon, debout sur une petite estrade — qui à ses yeux devait avoir valeur de chaire universitaire — Hadrien Berthelot avait procédé aux présentations d’usage.

         « Et, pour terminer, juste à ma gauche, ces deux scorpions. Ils produisent l’un des venins les plus foudroyants de la planète, mais n’ayez crainte, ils ne sortent jamais », sur quoi il était parti de l’un de ces éclats de rire qui vous glacent jusqu’au squelette. « Il m’arrive, bien sûr, de laisser les plus pacifiques de mes compagnons en liberté, je leur dois bien ça. Dans ma chambre à coucher, je vis en colocation avec mon python, que j’ai appelé Romain-Émile, certains d’entre vous comprendront. Mais trêve d’érudition, si nous buvions à la santé de ce petit monde fraîchement débarqué ? »

C’est au moment où il semblait que chacun — le kir aidant — s’était un tant soit peu habitué à cet univers singulier que la catastrophe se produisit.

— On dirait des gerbilles. Vous en faites aussi l’élevage ? Vous aimez les gerbilles, Monsieur Berthaudin ? lance madame Corboz sur un ton anodin.

— Berthelot, Hadrien Berthelot.

— Oui, Betholot, pardon. Elles sont trop choux, elles me font penser à celles qu’avait ma fille quand elle était petite.

— Si vous permettez, ce ne sont là que de vulgaires souris.

Berthelot adopte un air condescendant.

— Pourquoi dites-vous vulgaires, vous ne les aimez pas ?

Silence. Il hésite.

— En fait, madame, elles constituent la pitance principale de Romain-Émile.

— Je ne comprends pas.

— Si vous préférez, je les donne à manger à mon python, il les adore.

Il fait mine de se diriger vers sa chambre à coucher.

— Vous voulez voir ? Prenez-en une dans vos mains et suivez-moi !

Figée comme une statue de sel, madame Corboz est au bord de la catalepsie. C’est alors que son mari, que tout l’immeuble surnomme le Renard, non par jeu de mots facile, mais surtout parce qu’il est aussi roux que le héros de « La soupe aux cailloux », s’exclame : « Pauvres petites bêtes, je m’en vais les mettre à l’abri de ce monstre ». Se saisissant du carton de bananes qui abrite l’élevage de rongeurs, il se précipite vers la sortie, bousculant au passage son épouse, laquelle fait tomber trois vivariums en verre libérant une armée de phasmes que monsieur Dunant, rédacteur en chef de La Tribune de Genève, prend tout d’abord pour des bouts de bois secs avant de hurler « Mais ça bouge ces saloperies ! ». Alors qu’il essaie de s’en débarrasser, Hadrien Berthelot, rouge de rage, regagne la pièce, Romain-Émile autour du cou, en rugissant « Tous dehors, fichez-moi le camp d’ici ».

Berthelot avait quitté le quartier des suites du drame causé par le mamba. Il y revenait, tel Raskolnikof, lorsque l’envie ou le besoin se faisait sentir de renouer avec les lieux du crime reptilien. Détruit, il survivait tant bien que mal à sa culpabilité et avait fait don de ses pensionnaires au Musée d’Histoire naturelle. Sa vie semblait ne plus avoir de sens. À le voir passer, l’âme en peine, Antoine ne pouvait s’empêcher de ressentir de la compassion. Il y a peu, il aurait aimé lui proposer d’aller boire un verre lorsqu’il l’avait par hasard croisé dans la rue. Berthelot s’était détourné de son chemin pour l’éviter. Il faut que je trouve une occasion de lui dire que je lui ai pardonné. Cela nous ferait du bien aux deux, s’était-il dit.

4.

L’homme de la Route des Acacias pianote depuis presque une heure sur son clavier d’ordinateur. Je sais que je connais ce type qui m’observait tout à l’heure. J’ai déjà vu sa photo quelque part, assurément un article scientifique, oui, oui, assurément. Rien sous Université de Genève. Rien sous École polytechnique fédérale de Lausanne. Et sous CERN ? Voyons, Bulletin pour la communauté du CERN. Nous y voilà. On va gentiment les passer en revue. Ça me revient, oui, oui, ce type faisait partie de l’équipe qui a traqué le boson de Higgs. Recherche : boson Higgs CERN, enter. Commençons par Wikipédia : Le 4 juillet 2012, le CERN annonce, lors d’une conférence, avoir identifié, avec un degré de confiance de 99,999 97 % (5 σ), un nouveau boson dans un domaine de masse de l’ordre de 125–126 GeV c−2, qui paraît compatible avec celui du boson de Higgs. Et voilà la photo de groupe. Deuxième depuis la gauche : Antoine Forcadell. Intéressant. Il faut que je creuse avant d’en parler aux autres.

A suivre…

Publié par efix1955

Allez savoir pourquoi j’avais opté pour la filière latin dès l’âge de 12 ans? Ce n’était certainement pas pour aboutir, quelque douze ans plus tard, à l’obtention du titre de ingénieur agronome de l’Ecole polytechnique de Zürich, pire encore, en 1984, au grade de Dr ès Sciences techniques de la même école. Et pourtant. Soyons honnête, ce choix d’ado pré-pubère me venait de l’amour de la langue, la langue française, évidemment. Aujourd’hui, en fin de carrière professionnelle - j’ai viré ma cuti dans les années quatre-vingt dix pour reprendre des études en communication et relations publiques et m’y consacrer jusqu’à ce jour - me voilà au seuil d’un rêve de toujours: ÉCRIRE. Depuis un certain temps déjà, j’ai mis le pied dans la porte. J’ai un aveu à vous faire: J’ai la plume qui me démange. Alors bienvenue dans le monde de mes démangeaisons.

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