Dostoïevski, quarante-cinq ans plus tard…

… je referme pour la deuxième fois de ma vie Crime et châtiment de Dostoïevski. Aux amateurs de romans psychologiques qui ne l’auraient pas lu, il vous manque peut-être la plus aboutie des œuvres du genre. Je ne le prétends pas avec la condescendance d’un professeur de littérature s’exprimant « du haut de sa hauteur », ni avec la prétention d’avoir tout lu, mais en tant qu’ami, avec la conviction sincère du bonheur que vous trouverez à sa lecture.

Rodion Romanovitch Raskolnikov, ancien étudiant sans le sou, se décide à tuer « une vieille usurière, veuve d’un conseiller titulaire. Cette vieille est stupide, sourde, avare et prend des taux usuraires disproportionnés. Elle est méchante et issue d’un autre temps, exploite sa sœur cadette comme domestique. Elle est totalement inutile », selon les dires de Dostoïevski lui-même dans une lettre adressée à un ami. « Dans quel but vit-elle ? », « Est-elle utile à quelqu’un ? », telles sont les questions que se pose l’écrivain. Raskolnikov, lui, il tue, car, pense-t-il, il est de ces gens au-dessus des autres, au-dessus de la matière première de l’humanité, de la grande majorité de la population. Ces personnes supérieures, non seulement elles se permettent de tuer, mais en ont visiblement le droit puisqu’on leur érige des statues. Il en veut pour preuve Napoléon Bonaparte. Seulement voilà, ces gens-là, eux, ne regrettent rien, pas l’ombre d’un remords. Raskolnikov, lui, il en devient petit à petit fou. Il n’était pas habilité, lui. Il finira par tout avouer.

Les quelque plus de neuf cents pages du roman se dégustent phrase après phrase, sans la moindre longueur. Chaque mot est à sa place, tant dans les dialogues ciselés avec art, que dans les descriptions, dont les couleurs, les odeurs et les sons nous emmènent comme dans une salle de cinéma. Un petit exemple ?

« Dehors, il faisait une chaleur pesante, terrifiante, avec, en plus, le manque d’air, la cohue, partout la chaux, les échafaudages, les briques, la poussière, cette puanteur particulière de l’été que connaissent si bien tous les Pétersbourgeois qui n’ont pas la possibilité de louer une datcha — tout cela en même temps frappa désagréablement les nerfs affaiblis du jeune homme. Quant à la puanteur insupportable des tavernes, dont cette partie de la ville contient une multitude, et aux ivrognes qu’il rencontrait partout, même si c’était une heure travail, ils mirent une dernière touche au coloris détestable et triste du tableau. Une sensation de dégoût insondable fusa une seconde dans les traits délicats du jeune homme. À propos, il était d’une beauté remarquable, avec des yeux sombres splendides, les cheveux châtain-blond, une taille plus élevée que la moyenne, mince et droit. »

Bonne lecture.

LA MESSAGÈRE

PREMIÈRE PARTIE

« … un méandre de plus est ce qu’une rivière peut faire de mieux ; c’est d’ailleurs ce qu’on en attend. » Nicolas Bouvier, Journal d’Aran

  1.  

Il avait écarquillé les yeux comme si Antoine lui avait annoncé la chute imminente d’une météorite sur la ville. Sa surprise était telle, qu’il mit quelques secondes avant de réagir.

— J’ai bien entendu, Antoine, tu viens bien de me dire que ton désir le plus cher serait d’écrire un livre, c’est ça, c’est bien ça ?

— Il n’y a pas mort d’homme tout de même.

— Non, mais je m’attendais… qu’est-ce que j’en sais, à ce que tu aies par exemple envie de suivre des cours de russe toi qui adores Dostoïevski, ou de voyager, ou de t’investir dans le bénévolat, avec ton âme de saint-bernard. Au pire, de séduire ta nouvelle voisine de palier depuis le temps que tu me parles d’elle.

Il fait une pause et fixe Antoine droit dans les yeux.

—  Mais, admets qu’écrire un bouquin, toi ?

— Oui, moi. Comme tu dis, Étienne, moi ! Tu ne m’en crois pas capable ?

— Si, mais…

— Mais…

— Mais à ton âge, ça frise la vanité, mon gars.

Ces deux-là étaient des amis improbables, liés par un attachement de circonstance dont l’acte de baptême remontait à la maternelle. Le mais de principe faisait partie des gênes d’Étienne, alors que le oui souvent impulsif était inscrit dans l’ADN d’Antoine. Le secret de leur complicité résidait sans doute dans ce regard différent qu’ils portaient à leur rapport à la vie.

Ils se rencontraient régulièrement au Café du Lys, à l’angle de la Rue de l’École-de-Médecine et de la rue des Pavillons. Ils aimaient l’endroit pour sa luminosité et appréciaient son côté cocooning, très vintage. Ils en affectionnaient particulièrement le petit coin salon au-dessus duquel trônait un grand cadre dans lequel étaient alignées sur dix rangées deux cent cinquante figurines en bois récupérées sur de vieux footballs de table hors d’usage. Ils les avaient comptées plus d’une fois.

À la question au demeurant banale « Maintenant que tu es retraité, c’est quoi ton projet ? », Antoine avait lancé écrire un livre sans trop y réfléchir. Au moment de son envolée, il avait senti que la boîte de Pandore de son ami allait laisser échapper son cortège de doutes, de soupçons, de défiance et même peut-être, par bienveillance — cela arrivait aussi — d’inquiétudes.

— Vanité ? Tu y vas fort. C’est ma petite voix intérieure qui t’a répondu. Elle a la sale habitude d’allumer des pétards, à moi de me débrouiller avec les éclats, tu me connais, non ?

— Oui, trop bien, peut-être.

Antoine n’avait pour ainsi dire jamais trahi sa petite voix, elle guidait ses pas. Il décida qu’elle guiderait ses mots. Il l’écrirait ce livre, quitte à en être l’unique lecteur. Ce livre, il serait son agence de voyages, avec lui il se baladerait dans sa tête, dans celle de ses personnages ; il prendrait des images de lieux qui n’existent pas ; il ressentirait le chaud et le froid de ses saisons imaginaires ; il naviguerait sur des océans chimériques, louvoierait ; il circulerait dans des villes fantômes ; il se téléporterait, s’octroierait le don d’ubiquité pour courir le monde, un monde à sa façon, oui c’est ça, à sa façon.

« Je le couvais, ce bouquin se dit-il. Depuis quand ? Depuis toujours peut-être ». De fait, sans le savoir, il le mijotait depuis qu’Aladin et sa lampe magique s’étaient invités, un soir, il y a très longtemps, et l’avaient bercé avec l’accent aimant et teinté d’espagnol de sa mère, la lectrice de son enfance.

Comme souvent, la réaction de son ami Étienne ne l’avait pas étonné. Ce dernier était de ceux qui, chaque fois que vous pensez détenir un bon projet, vous convainquent que vous venez d’accoucher d’une fausse bonne idée. Pour chaque solution, Étienne fabriquait un problème. Quant à Antoine, il était guidé par cette maxime de Sénèque. « Ce n’est pas parce que c’est difficile que nous n’osons pas, mais c’est parce que nous n’osons pas que c’est difficile ». Elle lui avait valu la mention Excellent au bas d’une dissertation de français bien des années plus tôt.

— Il faut que je file, dit Étienne à la hâte.

— Déjà ?

— Oui, je suis encore actif, moi, lui balance-t-il, un brin ironique.

Ils avaient le même âge. C’était là l’un de leurs rares points communs.

Antoine mesurait son bon mètre quatre-vingts et dépassait Étienne de bien dix centimètres. Le premier avait gardé tous ses cheveux qu’il portait mi-longs et qui étaient devenus poivre et sel avec le temps. Le deuxième affichait depuis de nombreuses années déjà, une calvitie presque complète si ce n’était un anneau de poils frisés roux qui faisait le tour de la tête et reliait les deux tempes par l’arrière du crâne. Il lui avait valu le surnom de Saturne de la part de ses collègues de bureau. Antoine s’habillait sport et ne se départait que rarement de ses paires de jeans. Étienne ne se serait jamais rendu au travail autrement qu’en costume-cravate.

Par ailleurs, Étienne était un lettreux besogneux qui, après quelques années d’enseignement, s’était tourné vers une carrière administrative au sein du Service de la jeunesse. Il y avait gravi les échelons avec aisance, grâce notamment à ses qualités d’organisateur et à un perfectionnisme pondéré des plus précieux dans ce genre de fonction. Le diable se cache dans le détail, aimait-il à répéter. Ce à quoi Antoine lui avait répondu, paraphrasant Voltaire : la postérité les négligera tous. Antoine, lui, avait à cœur d’analyser et de comprendre les systèmes, les détails, comme il disait : ce n’est pas mon truc !

         Depuis quelques mois, ce dernier était entré dans le cercle de ceux qu’Étienne considérait comme les perdus pour la société, les désormais retraités, acteurs définitivement en retrait des choses importantes de la vie.

Après le départ d’Étienne, Antoine s’était mis à observer l’un des rares clients du Café. Il ne l’avait jamais vu.

         L’homme se tenait de profil, deux tables plus loin, exposant sans la moindre gêne un de ces nez qui auraient pu inspirer Rostand. Était-ce cette péninsule hors normes ? Était-ce cette paire de lunettes aux lentilles anti-balles ? Gaspard — Antoine choisit de l’appeler Gaspard — observe son verre d’eau depuis au moins cinq minutes. Il reste là, bouche tombante, les yeux rivés sur le liquide transparent. Qu’y a-t-il de plus banal qu’un verre d’eau ? Antoine n’a jamais vraiment compris les gens qui commandent de l’eau au bistrot. Il en coule de l’excellente au robinet, à la maison. C’est du moins ce que prétendent les services industriels de la Ville. L’homme au long nez aiguise sa curiosité. Il a largement le potentiel d’un personnage de roman. S’étant soudainement retourné, croisant le regard d’Antoine, l’homme au verre d’eau se lève et sort à la hâte, comme pris d’inquiétude.

Une fois la porte franchie, parvenu sur le trottoir, il enfourche un vieux vélo appuyé contre un arbre et s’éloigne, pédalant avec fougue dans la rue de l’École-de-Médecine, tête dans le guidon, direction le pont Rolex. Comment fait-il pour s’en sortir indemne dans la circulation genevoise avec ses culs de bouteilles entre les yeux et la réalité ? Antoine en serait presque inquiet. J’espère que ce n’est pas moi qui l’ai fait fuir.

2.  

L’homme qui vient de quitter le café dans la précipitation habite route des Acacias la mal nommée, puisque bordée de tilleuls sur le plus clair de son parcours. Elle abrite, côté pair, des immeubles disparates dont l’alignement donne l’apparence d’une singulière incohérence architecturale. Celui dans lequel il s’engouffre est gris, de ces gris sales qui, quand il pleut, vous donnent envie de vous jeter sous le tram.

La ligne 17 passe devant l’entrée.

La maison n’a pas d’ascenseur. La montée se fait par un escalier grinçant, étroit et mal éclairé.

         Sous les combles, il bénéficie d’une ancienne chambre de bonne et d’un bout de vieux grenier aménagé en studio mezzanine.      

L’espace est jonché de livres, de périodiques scientifiques, de carnets de notes, de feuilles volantes, de magazines tous sujets confondus. À peine si on aperçoit quelques traces d’une moquette d’un bleu roi décoloré. Sur la table, dont il se sert rarement pour les repas, trois écrans d’ordinateur sont disposés en arc de cercle. Sur les deux parois borgnes de l’unique pièce, des centaines de livres sont alignés avec méthode sur des étagères de bibliothèques et contrastent avec le fatras qui couvre le sol. 

Une fois chez lui, l’homme s’abandonne avec délice à un rituel dont il ne déroge qu’exceptionnellement. Après s’être enfoncé sur son rock in chair, il se balance lentement, scrutant alors murs et plafond avant de fixer son attention sur l’amoncellement des publications qui gisent à ses pieds jusqu’à ce que l’une d’elles se mette à clignoter telle une enseigne lumineuse qu’une énergie motivante aurait activée. Saisissant la revue dans ses mains, il l’ouvre avec cérémonial et entame ses lectures. Elles ne durent jamais bien longtemps, tant elles l’embarquent dans son imaginaire, une idée en suggérant une autre, puis une autre encore. Finalement, attiré par un besoin irrépressible de clarification, impatient de Science avec un grand « S », il succombe à l’attrait de son ordinateur et s’installe, presque en transe, devant la paroi de ses écrans.

Ce matin-là, il n’en fit rien, négligeant son rituel, il s’assit à sa table et ouvrit son MacBook Pro avec ferveur.

3. 

— C’est toi qui as fait fuir notre lieutenant Colombo ? dit la serveuse du Café du Lys à Antoine.

— Tu parles du grand type qui vient de sortir ?

— Oui. Tu ne connais pas Colombo ?

— Non.

— Note qu’on ne le voit pas souvent. Je te sers un petit expresso ?

— Merci, mais j’ai ma dose. D’ailleurs, dis-moi combien je te dois. Je suis déjà en retard.

— Ça t’arrive d’être pressé, toi ?

Tout le monde dans le quartier est au courant du désœuvrement dans lequel Antoine Forcadell est plongé depuis la fin tragique de son épouse.

— Eh oui ! Babette a mis le papet au plat du jour du P’tit Vaudois. Je lui ai promis de l’aider à éplucher les pommes de terre si elle m’apprend la recette.

— Et tu vas me prétendre que tu y vas pour une recette de cuisine ? Elle a de beaux restes Babette, non ?

Elle lui adresse un regard malicieux.

La femme d’Antoine était morte deux ans plus tôt de la morsure d’un mamba noir qui s’était infiltré dans leur appartement par les sanitaires. On retrouva le reptile endormi sur le ventre de celle qui avait partagé sa vie durant plus de trente ans.

Des suites de ce drame, monsieur Berthelot, Hadrien Berthelot, un herpétologue amateur propriétaire du mamba, n’avait pas tardé à déménager. À son départ, Antoine avait ressenti un premier et léger signe de compassion à son égard. Cet exode le libérerait de la sensation désagréable de vivre sous le même toit que l’assassin de sa femme, lequel ne risquait plus, il est vrai, de nuire à qui que ce soit dans son bain d’éthanol. L’assurance RC de Berthelot s’était acquittée d’un dédommagement conséquent qui, s’il ne lui rendrait pas sa Sabine, lui avait permis de prendre une retraite anticipée et de soulager le Centre européen de recherche nucléaire du salaire d’un physicien dérangeant et dont les tendances aux interprétations métaphysiques commençaient à devenir gênantes.

Hadrien Berthelot ne lui avait jamais été sympathique ! À son arrivée, il avait convié tout l’immeuble à une pendaison de crémaillère qu’il avait mise en scène avec soin. Elle allait rester dans les annales du quartier de Florissant, lequel doit son nom à une ancienne prairie réputée pour ses nombreuses fleurs. Constitué d’édifices cossus touchant à la Vieille ville, c’est un faubourg bourgeois, d’apparence si tranquille, qu’il semble que rien ne s’y passe jamais.

Tel ne fut pas le cas ce soir-là ! À peine entrés dans le quatre pièces, une odeur de fiente avait pris les invités à la gorge. L’appartement avait été transformé en un joyeux bazar où boîtes, récipients, cages de verre et aquariums de sable et de feuilles sèches s’empilaient gaiement suggérant la présence d’hôtes plus terrifiants les uns que les autres. Au milieu du salon, debout sur une petite estrade — qui à ses yeux devait avoir valeur de chaire universitaire — Hadrien Berthelot avait procédé aux présentations d’usage.

         « Et, pour terminer, juste à ma gauche, ces deux scorpions. Ils produisent l’un des venins les plus foudroyants de la planète, mais n’ayez crainte, ils ne sortent jamais », sur quoi il était parti de l’un de ces éclats de rire qui vous glacent jusqu’au squelette. « Il m’arrive, bien sûr, de laisser les plus pacifiques de mes compagnons en liberté, je leur dois bien ça. Dans ma chambre à coucher, je vis en colocation avec mon python, que j’ai appelé Romain-Émile, certains d’entre vous comprendront. Mais trêve d’érudition, si nous buvions à la santé de ce petit monde fraîchement débarqué ? »

C’est au moment où il semblait que chacun — le kir aidant — s’était un tant soit peu habitué à cet univers singulier que la catastrophe se produisit.

— On dirait des gerbilles. Vous en faites aussi l’élevage ? Vous aimez les gerbilles, Monsieur Berthaudin ? lance madame Corboz sur un ton anodin.

— Berthelot, Hadrien Berthelot.

— Oui, Betholot, pardon. Elles sont trop choux, elles me font penser à celles qu’avait ma fille quand elle était petite.

— Si vous permettez, ce ne sont là que de vulgaires souris.

Berthelot adopte un air condescendant.

— Pourquoi dites-vous vulgaires, vous ne les aimez pas ?

Silence. Il hésite.

— En fait, madame, elles constituent la pitance principale de Romain-Émile.

— Je ne comprends pas.

— Si vous préférez, je les donne à manger à mon python, il les adore.

Il fait mine de se diriger vers sa chambre à coucher.

— Vous voulez voir ? Prenez-en une dans vos mains et suivez-moi !

Figée comme une statue de sel, madame Corboz est au bord de la catalepsie. C’est alors que son mari, que tout l’immeuble surnomme le Renard, non par jeu de mots facile, mais surtout parce qu’il est aussi roux que le héros de « La soupe aux cailloux », s’exclame : « Pauvres petites bêtes, je m’en vais les mettre à l’abri de ce monstre ». Se saisissant du carton de bananes qui abrite l’élevage de rongeurs, il se précipite vers la sortie, bousculant au passage son épouse, laquelle fait tomber trois vivariums en verre libérant une armée de phasmes que monsieur Dunant, rédacteur en chef de La Tribune de Genève, prend tout d’abord pour des bouts de bois secs avant de hurler « Mais ça bouge ces saloperies ! ». Alors qu’il essaie de s’en débarrasser, Hadrien Berthelot, rouge de rage, regagne la pièce, Romain-Émile autour du cou, en rugissant « Tous dehors, fichez-moi le camp d’ici ».

Berthelot avait quitté le quartier des suites du drame causé par le mamba. Il y revenait, tel Raskolnikof, lorsque l’envie ou le besoin se faisait sentir de renouer avec les lieux du crime reptilien. Détruit, il survivait tant bien que mal à sa culpabilité et avait fait don de ses pensionnaires au Musée d’Histoire naturelle. Sa vie semblait ne plus avoir de sens. À le voir passer, l’âme en peine, Antoine ne pouvait s’empêcher de ressentir de la compassion. Il y a peu, il aurait aimé lui proposer d’aller boire un verre lorsqu’il l’avait par hasard croisé dans la rue. Berthelot s’était détourné de son chemin pour l’éviter. Il faut que je trouve une occasion de lui dire que je lui ai pardonné. Cela nous ferait du bien aux deux, s’était-il dit.

4.

L’homme de la Route des Acacias pianote depuis presque une heure sur son clavier d’ordinateur. Je sais que je connais ce type qui m’observait tout à l’heure. J’ai déjà vu sa photo quelque part, assurément un article scientifique, oui, oui, assurément. Rien sous Université de Genève. Rien sous École polytechnique fédérale de Lausanne. Et sous CERN ? Voyons, Bulletin pour la communauté du CERN. Nous y voilà. On va gentiment les passer en revue. Ça me revient, oui, oui, ce type faisait partie de l’équipe qui a traqué le boson de Higgs. Recherche : boson Higgs CERN, enter. Commençons par Wikipédia : Le 4 juillet 2012, le CERN annonce, lors d’une conférence, avoir identifié, avec un degré de confiance de 99,999 97 % (5 σ), un nouveau boson dans un domaine de masse de l’ordre de 125–126 GeV c−2, qui paraît compatible avec celui du boson de Higgs. Et voilà la photo de groupe. Deuxième depuis la gauche : Antoine Forcadell. Intéressant. Il faut que je creuse avant d’en parler aux autres.

A suivre…

La Messagère ou la Conspiration Gaspard

Voilà donc mon premier roman sous toit. Il ne lui manque plus qu’un éditeur. Certains contacts sont en cours. Ci-dessous, une petite mise en bouche. Admettons que vous soyez en ce moment dans une librairie et que vous tombiez sur la quatrième de couverture ci-dessous. Seriez-vous tenté d’acheter le livre? Comme vous pouvez l’imaginer, vos commentaires me seront précieux.

Et si le mystère de l’eau était enfin percé ? Et si Gaspard de la Buandière, diagnostiqué autiste dès son adolescence, réussissait là où les savants les plus éminents se sont cassés les dents des siècles durant ? 

Antoine Forcadell, ancien physicien du CERN à la retraite s’est mis en tête d’écrire un livre. Sa rencontre improbable avec Gaspard lui offre un scénario sur un plateau. Tombé amoureux de Babette, il lui faut composer avec les frasques et les dysfonctionnements de sa nouvelle famille.

En coulisse, Gaspard, Antoine et une équipe internationale de vieux savants retraités un peu fantasques posent les bases de ce qui conduira à la plus grande révélation médicale de l’histoire humaine.  

La Genève internationale et la campagne vaudoise servent de toile de fond à ce roman où la rigueur scientifique se marie tout naturellement à la fantaisie. Loin de se cantonner à des considérations pointues et dérangeantes sur ce que l’on a appelé « abusivement » la mémoire de l’eau, l’intrigue file à toute allure de petits cafés de quartier en laboratoires clandestins, de chambre d’hôpital en salle de commissariat, de mansarde d’étudiant en centre de recherche agronomique, de Carouge à Puplinge… et à Wuhan.

Petite réflexion inspirée par La servante écarlate de Margaret Atwood

Depuis un certain temps, j’ai pris l’option de favoriser la lecture d’auteures ou d’écrivaines – il paraît que l’on peut dire les deux -. Sans même savoir que La servante écarlate de Margaret Atwood faisait le buzz dans une série télévisée, je me suis lancé sans a priori et me suis laissé embarquer avec délice. Moi qui viens de mettre un point final à mon premier roman – avis aux amateurs, je cherche un éditeur – j’ai vu, page 242 de l’édition Pavillons poche chez Robert Laffont, clignoter le passage suivant. C’est tellement ça écrire:

« Quand je sortirai d’ici, si jamais je suis capable de mettre ceci par écrit, sous une forme quelconque, même celle d’une voix s’adressant à une autre, ce sera encore une reconstitution, à un degré d’écart de plus. Il est impossible de décrire une chose exactement telle qu’elle est, parce que ce que l’on dit ne peut jamais être exact, il faut toujours laisser quelque chose de côté, il y a trop d’éléments, d’aspects, de courants contraires, de nuances; trop de gestes qui pourraient signifier ceci ou cela, trop de formes qui ne peuvent jamais être complètement décrites, trop de saveurs dans l’air ou sur la langue, de demi-teintes, trop. »

Ceci m’amène à penser qu’il y a autant de versions d’un livre, que de lectrices ou de lecteurs. Et si c’était là la source de la déception qui nous envahit souvent lorsque l’on va voir un film tiré d’un livre qu’on a lu? Après tout, lorsque je m’adonne à la lecture, c’est un peu comme si je m’asseyais dans le fauteuil du cinéaste.

L’improbable rencontre

Phnom Penh 1995

         J’étais arrivé le matin même à Phnom Penh. Cela faisait longtemps que j’attendais ce moment. Depuis quelques années, il m’avait fallu reporter à plusieurs reprises ce voyage auquel j’aspirais au plus profond de moi, sans raison apparente. C’était comme ça. Peut-être était-ce la musicalité des lieux, Phnom Penh, Battambang, Siem Reap, Kompong Thom ou encore l’exotique Angkor. Un peu plus de quinze ans après la chute des Khmers rouges, accéder au pays était toujours passablement aventureux. Truffé de mines antipersonnel même aux abords des temples, il était le théâtre d’une guérilla intérieure dont les fondements m’échappaient. 

La veille au soir, alors que mon frère et moi buvions un verre sur la terrasse de l’Hôtel Oriental à Bangkok — il est professeur de piano dans la capitale thaïlandaise — nous discutions de l’opportunité ou non de réaliser enfin ce vieux rêve.

         — Tu prends des risques, Pierre. Pas plus tard que cet après-midi, en plein centre de Phnom Penh, ça a ferraillé… il y a eu des morts. Tu sais ils sont tous armés et ils brandissent leurs joujoux pour un oui ou pour un non, comme dans une cour de récréation, sauf que leurs pétoires elles sont pas en plastique.

  — Ils règlent leurs histoires ? 

  — Je crois qu’ils règlent surtout leur Histoire, avec un grand H. Ils aimeraient comprendre ce qui leur est arrivé. Ils sont comme des gosses battus par leurs parents et qui ignorent que ce n’est pas normal. La seule chose à comprendre c’est que la folie humaine n’a pas de limites. Elle s’est abattue sur eux comme une invasion de criquets. La terreur a balayé leur pays pendant quatre ans et la terreur elle a ses répliques, elle aussi, tu vois ?

— Évidemment. En fait, je ne sais pas vraiment ce qui me pousse à me rendre au Cambodge. Entre 1975 et 1979, j’étais sur les bancs de la fac de lettre de l’Université de Genève, le nez dans le guidon. L’actualité politique c’était le cadet de mes soucis. Sauf que je suivais d’un œil intrigué ce qui se passait au Cambodge. Va savoir pourquoi. Pourquoi cet intérêt pour ce pays inconnu, avec lequel je n’avais pas la moindre attache ? À plus de dix mille kilomètres de mes préoccupations. C’est assez étonnant, non ? 

  — Quelque chose a dû te fasciner. Je me souviens que tu avais dévoré La Voie royale de Malraux. Tu te voyais peut-être déjà en grand reporter.

  — Oui, mais j’ai aussi, comme tu dis, dévoré La condition humaine et je ne sens aucune attirance pour la Chine, tu vois, pas même en tant que journaliste. 

  — De toute façon, le Cambodge d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui si bucolique de Malraux. Ce pays est devenu un grand malade psychiatrique, un malade qui abrite une population mentalement plus ou moins gravement atteinte. Et c’est valable aussi pour ceux qui sont nés après la chute des Khmers rouges. Ils sont totalement imprégnés de cette forme de schizo-paranoïa générale qui règne. Alors, évidemment, ça se passe entre eux, comme tu dis, mais tu sais, quand ça canarde il vaut mieux ne pas rester dans le coin. Je t’assure, frangin, c’est vraiment des dingues. J’y étais en avril de l’année dernière pour le Nouvel An khmer, c’est un vrai tire pipe. 

  — Donc, tu n’irais pas.

  — Je te connais et je sais que tu ne vas pas reporter une fois de plus ton rendez-vous khmer. Alors, en résumé, règle d’or numéro un, ne fais jamais confiance aux policiers. Règle d’or numéro deux, pas plus qu’aux militaires. Juste, fais gaffe. Il y a plus de balles perdues dans certains quartiers que de viande dans leurs assiettes.

* * *

J’ai pris ce matin la Thaï Airways. L’enthousiasme avait remplacé les interrogations. A peine descendu du Boeing, la chaleur pesante et l’humidité saturée de l’air s’étaient abattues sur moi comme pour me prévenir des écueils ambiants. L’aéroport de Phnom Penh, de couleur jaune pâle, tient plus du baraquement militaire que de l’édifice imposant auquel nous, les Européens, sommes habitués. Tout y est pagaille, la climatisation, dont les caissons poisseux sont pourtant bien visibles, donne l’impression de n’avoir jamais été mise en fonction. 

A peine sorti du bâtiment, des dizaines de types attendent le chaland. Rares sont les avions à atterrir chaque jour et l’arrivée de l’un d’eux constitue une aubaine pour les chauffeurs de taxi qui, pancartes d’hôtels en main, se ruent sur le voyageur. L’une d’elle attire mon œil : Golden Apsara. Le gars qui la porte a dû lire dans mes pensées. Se fendant d’un sourire vainqueur, il se saisit vivement de ma valise, se fraie un chemin à coups d’épaules à travers le troupeau de ses congénères et me fait signe de le suivre d’un geste énergique. Je m’exécute un peu inquiet, sans bien comprendre ce qui m’arrive. Je n’aime pas perdre le contrôle. Le parking n’est heureusement qu’à quelques mètres. L’homme s’arrête devant une Subaru coupé sport qui, ma foi, a l’air en parfait état de rouler. Rassuré!

Une fois mes affaires posées à l’arrière du véhicule, il m’invite à m’asseoir à ses côtés. Son large sourire semble dire : ce soir je vais pouvoir nourrir ma petite famille. 

Le Golden Apsara est situé sur le boulevard Sisowath longeant le Tonlé Sap, fleuve qui tient sa réputation de la capacité qu’il a, une fois l’an, d’inverser son cours et de remonter en direction de sa source pour gonfler les eaux d’un grand lac. Je l’ai lu dans l’avion. Ce que ne décrivait en revanche pas mon Lonely Planet c’est le bord de l’eau à cet endroit. En regardant la façade blafarde de mon hôtel et son long balcon longeant tout le premier étage dans sa longueur, un bizarre sentiment m’étreint. Je connais le coin ! 

Tout simplement impossible ! Comment se fait-il que tu connaisses les lieux ? Cela ne fait aucun doute, l’emplacement ne m’est pas du tout étranger. Bon, l’hôtel c’est une chose, tu as pu voir des bâtisses semblables ailleurs, mais la rive, la rive de l’autre côté du fleuve, elle t’est familière, tout comme le ponton en contrebas auquel est accosté le petit bateau de pêcheur. C’est quoi cette embrouille ?

Personne à la réception. Une petite sonnette. Le chauffeur de taxi appuie dessus comme on enverrait un code en morse. Je le regarde intrigué. Il me dévisage. Léger soupir gêné. Une vieille femme arrive. Ils se parlent. On me demande de payer la chambre en dollars, évidemment. La femme glisse à l’homme sa commission en riels, évidemment. Un petit escalier en bois mène à l’étage. Un long balcon extérieur, des chambres alignées sur le côté droit, tels des compartiments de wagons-lits, le côté gauche donnant sur le fleuve. Tout au fond du couloir, en face, un graffiti sur une porte: les latrines. Ma chambre est la dernière. Au moins tu auras les toilettes tout près. Le luxe !

Curieux, mais pas vraiment rassuré, j’entre dans la piaule. Un lit, c’est déjà ça. A son pied un tabouret, un coffre en bois ouvert, sans rabat, et une minuscule table d’angle, le tout sous la supervision d’un appréciable ventilateur pendu au plafond et dont la performance technique doit avoisiner la dizaine de tours minute. Ceci dit, la chambrette est propre, je n’en demande pas plus. D’ailleurs, je ne pense pas y passer des heures.

Assis sur mon lit, je m’interroge. C’est quoi ce sentiment de déjà vu ? Tu dois avoir déjà croisé des lieux similaires, en Thaïlande par exemple. Ressemblance n’est pas réalité. Tu fais des reports, Pierre. Et puis, comment pourrais-tu connaître un endroit où tu n’as jamais mis les pieds ? Peut-être une image dans l’un ou l’autre des livres que tu as feuilletés en préparant ton voyage. Bon, ce n’est pas en restant cloué sur ce matelas…

* * *

         J’étouffe. La chaleur et l’humidité extrêmes — toujours elles — sont sans pitié pour le petit Européen que je suis. 

         Des immeubles brinquebalants, comme attirés par ceux d’en face, penchent dangereusement en avant dans une perspective de pyramide écimée. Tout semble tenir par des vertus occultes. Évite d’éternuer!

         Façades aux peintures écaillées, chambranles rouillés encadrant en vain de vieux carreaux brisés, balcons aux châssis défoncés qui résistent à la gravité tant qu’ils peuvent. Juste en dessous, des devantures en tôles ondulées retenues au niveau de la rue par de simples bambous aux courbures inquiétantes. Dans leurs encadrements d’acacias, les portes d’entrée se maintiennent dans leurs gonds, un peu par habitude. Seuil franchi, il n’y a de toute manière rien à voler. 

         Estropiées, mais rescapées, ces portes sont à l’image de tous ces amputés que je croise, survivants « privilégiés » qui se déplacent tant bien que mal, portés par des cannes de fortune ou munis de prothèses artisanales. Ou encore, pour ceux qui ont perdu leurs deux jambes sur une mine, des planches de bois auxquelles on a fixé de vieilles roulettes grinçantes. Leurs vêtements collés à la peau sous la pesanteur tropicale, ils déambulent sans but apparent, distribuant alentour de larges sourires. La misère serait-elle vraiment moins pénible au soleil ? Ces gens sourient ! Un mélange de compassion et d’admiration me gagne. 

         Tous les vingt mètres, des poteaux électriques enchaînés entre eux par des dizaines de câbles entortillés à leur sommet rappellent les échelles de cordages de grands vaisseaux à la dérive. Petite pensée émue pour l’électricien qui, au faîte de l’un d’eux — vraisemblablement venu remédier à une panne de courant — se gratte la tête face à cet enlacement, ne sachant assurément d’où proviennent chacun de ces fils ni où ils poursuivent leur route, tels des sabayes sans amarres plongées au fond du Tonlé Sap.

         Le dédale de rues offre une vision de contiguïté. Partout c’est le désordre. L’endroit n’est pas même convalescent, il survit, sans autre ambition, comme si la misère était indécrassable. 

         Et pourtant, ce lieu, aussi chaotique soit-il, je le connais, je le connais au plus profond de moi-même, je le connais du temps d’avant. De quel temps tu parles ? Je sais bien que c’est inouï, mais l’anxiété qui me prend au ventre en atteste. Je fais l’objet d’étourdissements. J’étouffe presque. L’attirance première fait place à un début d’angoisse. Sors d’ici, va rejoindre le bord du fleuve, trouve un arbre, de l’ombre, un peu de fraîcheur, peu importe, mais ne reste pas là. Il fait chaud, terriblement chaud, la sueur me brûle les yeux. Pourquoi t’es venu en septembre ? On t’avait averti que c’était le pire des moments. Un peu de fraîcheur, il me faut un peu de fraîcheur, et de calme aussi. Le quai du Tonlé Sap n’est pas loin. Comment tu sais ça ?  Ne gamberge pas, file t’asseoir au bord du fleuve. Tu as besoin de calmer le jeu.

         À l’angle de la rue, un étal de marché, tréteaux enfoncés dans la boue. Sur la maigre planche qui sert de présentoir, on a déposé quelques poissons au-dessus desquels danse une escadrille de mouches aux reflets vert bleu. 

         Dessous, face contre terre, gît un nourrisson. Il est nu. Je m’arrête, interdit, tétanisé, comme si du formol se mettait à couler dans mes veines. Ce n’est pas possible. Il ne peut pas être mort. Dites-moi que ce n’est pas vrai ! Et pourtant ! Ma vue se trouble. Je ne veux pas voir la réalité. Né à peine quelques heures plus tôt, ce petit être est mort et gît dans la boue. Indifférence des passants. La poissonnière me regarde, silencieuse ; elle a les yeux de l’impuissance. Chez elle, la tristesse a fait place à un grand vide que traduisent des pupilles outragées. Qui pourrait surmonter pareille souffrance ? La souffrance est-elle sans limites ? Oui ici, oui, dans ce pays. Je commence à comprendre à quel point l’abomination a atteint son comble quatre années durant. Jusqu’ici, je l’avais lu. Depuis quelques heures, je commence à le sentir. Pour les Cambodgiens, tout avait commencé vingt ans plus tôt, mais vingt ans, à ce degré de douleur et de désolation, ce n’est rien, le temps n’a pas encore fait son office rédempteur. Les quinze années de rémission post-génocide ne furent que répliques comme me le disait hier mon frère, des répliques qui, bien que moins intenses sur l’échelle de l’horreur, renaissent régulièrement des cendres de presque deux millions de morts.

         La mère du nourrisson — ce ne peut être que la mère — esquisse pourtant un léger sourire. Comment peut-elle ? Jamais je n’ai eu la gorge aussi serrée. Je me penche lentement sur le petit cadavre. Pardon, petit. Ce monde n’était pas fait pour toi. Je regarde la femme une dernière fois. C’est vrai qu’elle est belle. Tu ne vas tout de même pas pleurer devant elle ! Je sens les larmes monter. Impossible de les retenir. Alors, par pudeur, ou par lâcheté, je me retourne brusquement. Je fuis son regard et m’en vais, les yeux posés au loin, comme s’ils pouvaient me transporter ailleurs, le plus loin possible de cet enfant qui n’avait pas demandé à vivre, pas plus qu’à mourir, d’ailleurs. 

         Le bord du fleuve ne doit pas être loin. J’ai besoin de me poser un moment. Je m’y dirige chancelant, hésitant entre besoin de souffler et sentiment de lâcheté. Tu devrais retourner vers cette femme. Mais pour faire quoi? Tu ne peux pas la laisser seule avec ce petit être mort à ses pieds. Non, c’est peut-être mieux comme ça.

         Appuyé contre le tronc d’un cerisier du Japon, ma respiration s’accélère, j’angoisse. Tu n’aurais jamais dû venir ici. Pourquoi fallait-il que tu viennes? Pourquoi cette folle pulsionJ’aimerais vomir toute la misère du monde. Ressaisis-toi !

         Un vieillard m’aborde, me montrant ostensiblement une carte d’identité défraîchie, pointant son doigt sur une photo si délavée qu’elle pourrait être celle de n’importe qui. Il me sourit, lui aussi, comme si toute sa fierté était contenue dans ce bout de papier. Il me rappelle vaguement quelqu’un, mais qui ?

         — Vous parlez le français ? me dit-il à mon grand étonnement.

— Oui. Vous ? Vous parlez français ? Vraiment ?

  — Plutôt bien. J’ai travaillé pour l’École française d’Extrême-Orient à Angkor, avec Bernard-Philippe Groslier durant presque quarante ans. Grand archéologue, vous savez ? 

  — Je n’en doute pas. J’ai l’intention de me rendre au nord du pays pour visiter le site, d’ici quelques jours.

  — Je peux vous accompagner, vous y guider.

  — C’est une idée, mais dites-moi, pourquoi êtes-vous parti de là-bas ?

  — Le génocide, monsieur.

  — Je comprends.

  — Non, vous ne comprenez pas, monsieur. On ne peut pas comprendre, pas même nous, les gens d’ici. Toute ma famille a été tuée. Toute. Mes parents, ma femme, mes cinq enfants, mes frères, sœurs, cousins. Tous. J’ai eu de la chance. J’étais au Laos avec monsieur Groslier quand ça a commencé.

         Le vieillard se tait. Il me regarde du fond de ses petits yeux presque éteints dans lesquels semble malgré tout subsister une minuscule flamme. Son visage, déformé, s’affaisse jusqu’au menton. Il doit porter en lui le courage de la survie, le courage de ceux qui ici, par respect pour leurs morts, s’accrochent encore un peu à la vie. Je me détourne. Je ressens comme un malaise. Pourquoi me montre-t-il sa carte d’identité avec tant d’insistance ? 

         — Je suis quelqu’un, vous savez, me dit-il.

  — Bien sûr que vous êtes quelqu’un. Vous en doutez ?

  — Je suis quelqu’un. Vous avez vu ce document ? Il en atteste. Je suis quelqu’un, vous voyez-là ? 

  — Oui, je vois.

  — Mais beaucoup dans ce pays ne sont plus personne, monsieur. On a brûlé leurs papiers, on a brûlé l’état civil. Beaucoup de gens sont sans identité ici. Alors, ils vivent, mais ils ne sont plus personne. Vous comprenez ?

C’est à mon tour de me taire. Au-delà des séquelles visibles, il y a l’invisible. Cette souffrance cachée de ceux qui ne sont même plus personne. Jamais je n’avais, ne serait-ce qu’un instant, pensé que la légitimité d’exister dépendait d’un acte officiel. Je me lève, il me regarde partir, lâche un sourire : « on se reverra », me lance-t-il. C’est vrai qu’il est très touchant, ton p’tit vieux.

* * *

         Le Foreign Correspondents Club de Phnom Penh est, comme son nom l’indique, le lieu de rencontre des journalistes expatriés. Mais pas seulement. Je m’y rends à la façon du combattant fuyant les tranchées. Ces premiers contacts avec ce pays qui pourtant me tendait les bras ont été compliqués, bien plus déstabilisants que je l’imaginais. Mes émotions font le balancier. Ce pays m’attire, ses habitants me touchent, mais je sens qu’un univers entier nous sépare. Je ressens comme une attache qui nous lie, quand bien même je sais qu’il ne me sera pas donné gratuitement de les comprendre. Le petit vieux avait raison : Non, vous ne comprenez pas, monsieur.

         Le FCCP — comme le nomment les habitués — ne me dit rien. Ça te soulage, admets ! De pur style colonial, ses trois étages à angle cassé dominent le boulevard qui borde le fleuve. Les façades arborent de larges baies ouvertes délimitées par d’élégantes balustrades à colonnades. Le bâtiment se dresse devant moi tel un refuge. Je m’y engouffre, comme on passerait le seuil de sa maison en claquant la porte pour échapper à un chien errant. Un escalier dont les parois sont tapissées de coupures de presse encadrées m’accompagne à l’étage. La vue sur le fleuve en cette fin d’après-midi est teintée d’un rose caractéristique des couchers de soleil tropicaux. Je m’installe à une table, m’accoude à la rambarde, moment de paix ! Le spectacle est d’un rare exotisme. Juste en face, à quelques dizaines de mètres, le Mékong et le Tonlé Sap, l’un couleur or, l’autre mercure, unissent leurs cours pour poursuivre la route ensemble sur les quelques centaines de kilomètres qui les séparent encore de la mer de Chine. Sur la presqu’île, image d’Épinal, un char tiré par deux buffles ramène son propriétaire avant la nuit. 

         Je ne l’ai pas senti arriver dans mon dos. 

         — C’est magique, n’est-ce pas ?

         Je me retourne. Un grand type me regarde du haut de son bon mètre quatre-vingt-dix. Il a brisé le charme. Je tarde un peu à répondre.

         — Oui, effectivement.

  — Vous permettez ?

  — Faites.

Il me dévisage, sans un mot.

           — Bel endroit.

  — Effectivement.

  — C’est votre première fois, ici ?

  —Oui.

  — Vous aurez envie d’y revenir souvent, si du moins vous pensez rester quelques jours à Phnom Penh.

  — Je ne sais pas, mais c’est vrai, l’endroit possède quelque chose de magique, comme vous le disiez. Ceci dit, je ressens un certain malaise. 

  — Du genre.

  — Peut-être le malaise du privilégié. Cet endroit respire le colonialisme à plein nez. Je ne peux m’empêcher d’imaginer les conversations qui se sont tenues dans ces murs. S’ils pouvaient parler, comme on dit.

  — Vous risqueriez d’être déçu. Le FCCP n’a été ouvert qu’en juin 1993, il y a un peu plus de deux ans. Lorsque je suis arrivéau début des années soixante-dix j’étais correspondant pour le Journal Le Monde,nous nous retrouvions entre journalistes et autres expatriés à l’Hôtel Royal. C’était la plaque tournante. On y côtoyait autant les agents secrets, les marchands d’armes ou encore les diplomates. Si vous avez des murs à écouter, c’est plutôt de ce côté-là qu’il vous faudrait vous diriger. 

         Clin d’œil !

         — Vous étiez déjà là dans les années soixante-dix ? Vous étiez à Phnom Penh le 17 avril 1975 ?

  — Et comment ! Et aux premières loges. Je louais un appartement sur le Boulevard Monivong, l’axe emprunté par les Khmers rouges lors de leur entrée dans la ville. Tout a été très vite. 

  — Ça vous ennuie de m’en parler ?

         Silence !

         Mon interlocuteur dont je ne connais pas le nom se tait. Son regard s’est posé sur le fleuve et semble se perdre dans l’horizon où la brume du crépuscule a fait son apparition. Se retournant vers moi :

         — Vous savez, jeune homme, les mots sont vains, aucun ne peut traduire l’horreur, en particulier ce qui s’est passé ici, notamment ce jour-là. Aucune langue n’aurait pu le prédire et imaginer les vocables adaptés. Voyez-vous, je logeais en face de l’Hôpital Calmette. Il a été entièrement vidé de ses patients en moins d’une heure. Les malades ont été mêlés à la foule et poussés à quitter la ville, comme tout le monde. Ceux qui n’étaient pas transportables ont été tués dans leurs lits… à l’arme blanche. Comment voulez-vous décrire pareille abomination ?

         Silence !

         — Mais pourquoi les gens quittaient-ils la ville ? Les Khmers rouges ont été accueillis en libérateur ce matin-là, non ? Cette fuite paraît insensée. 

  — Les Khmers rouges n’étaient pas les libérateurs que le peuple avait imaginés. Le pays s’était enfoncé depuis cinq ans dans une guerre civile interminable, les soi-disant sauveurs n’ont fait illusion que quelques heures. Ils avaient pour objectif de vider les villes, toutes… en commençant par la capitale, évidemment. Point. Alors, ils ont prétendu que les Américains allaient bombarder Phnom Penh afin de la raser. On a dit aux gens : juste trois jours, il faut quitter la ville, juste trois jours et vous pourrez revenir. Ce fut le sauve-qui-peut. Une déferlante. Tous ceux qui ne s’exécutaient pas… étaient exécutés, si vous permettez l’expression. Plusieurs milliers déjà en ce premier jour, en commençant par les soldats gouvernementaux restés fidèles au régime. Ils les ont dépouillés de leurs armes. Ils en ont fait des tas, comme ce fut le cas sur le carrefour en dessous de chez moi, avant de se les répartir. En vingt-quatre heures, la Ville était vide, entièrement vidée de ses habitants.

  — En me promenant, tout à l’heure, j’ai été choqué par l’état de délabrement des immeubles. Un peu comme si rien n’avait été entretenu depuis des lustres.

  — Vous ne croyez pas si bien dire. La guerre civile, suivie du Kampuchéa démocratique des Khmers rouges, puis de la République populaire du Kampuchéa sont passés par là ; la première a instauré l’instabilité et la défiance, le deuxième a fait œuvre d’extermination, la troisième a balbutié une hypothétique reconstruction. Tout est à faire et la situation actuelle n’encourage pas à l’optimisme.

  — Pour en revenir aux Khmers rouges, quel intérêt avaient-ils à vider la ville ?

  — C’est assez compliqué, mais si je peux me résumer en une phrase, ces gens-là s’étaient mis en tête de tout raser, en fait, on leur avait mis en tête qu’il fallait tout raser et recommencer à zéro. On leur avait fait miroiter les vertus d’un régime communiste égalitaire, harmonieux et exemplaire. Tout le monde à la même enseigne, fin des privilèges. On leur a promis le bonheur, un bonheur que seul pourrait leur procurer le Kampuchéa démocratique. Tu parles d’une démocratie ! 

  — Pol Pot avait étudié en France, n’est-ce pas ?

  — Oui, mais pas seulement lui, Khieu Samphân, Ieng Sary, pratiquement toute la bande. Robespierre, Saint-Just en particulier étaient leurs idoles. Sauf que le Cambodge du vingtième siècle n’est pas la France du dix-huitième. D’autre part…

  — Vous y voyez une cause à effet, je veux dire, entre les études en France de ces jeunes gens et ce qui s’est passé ici ? Ou était-ce simplement la réunion fortuite de sanguinaires ?

  — Pour ce qui est des chefs, leur expérience européenne a sans nul doute joué un rôle non négligeable. Je ne crois pas en revanche qu’ils aient été naturellement sanguinaires comme vous le supposez. Mais n’oublions pas qui étaient les petites mains. Les défavorisés — pour la plupart les illettrés du monde du travail — comme l’on dit, et bon nombre de petits paysans du nord, analphabètes, vivant de presque rien, mais qui menaient une vie relativement paisible dans leurs champs. On leur a prétendu que l’heure de la revanche avait sonné. 

  — Rien que cela. Une revanche sur le sort ?

  — Il est des historiens qui pensent que ce qui s’est passé entre 1975 et 1979 trouve ses origines dans le déménagement de la capitale du Cambodge d’Angkor à Phnom Penh. C’est de là que daterait la pauvreté qui s’est installée dans le nord du pays. Syndrome de l’abandon. Et comme la conséquence fut l’éclosion d’une riche société au Sud, à Phnom Penh et environ plus précisément, petit à petit on leur inculqua la haine jusqu’à ce qu’ils soient mûrs et prêts à reprendre le pouvoir. 

  — Une incubation de six siècles en quelque sorte. 

  — On peut voir les choses comme ça. Ce qui est certain, c’est que les combattants khmers rouges ont été convertis au communisme, si vous me permettez l’expression, par les « missionnaires » issus de la Sorbonne. 

  — Mais d’ici à commettre pareilles abominations.

  — Avez-vous visité Tuol Sleng, le musée du génocide ?

  — Pas encore et mon frère, avec lequel je discutais hier soir à Bangkok, m’a mis en garde.

  — Du genre ?

  — Tu ne seras plus jamais le même lorsque tu sortiras de cet endroit.

  — Ce qui prouve que votre frère est quelqu’un d’avisé. Oui, on en sort bouleversé, transformé. C’est une forme de dépucelage de la candeur humaine, voyez-vous ? Je n’y suis allé qu’une seule fois et, pour ma part, je n’y retournerai jamais.

         Après son départ, je suis resté, longtemps encore, à contempler les va-et-vient dans la rue. Je devais comprendre. Ce pays se refusait à moi. Moi, imperceptiblement, j’en devenais amoureux.

* * *

         Il pleut sur Phnom Penh ce matin du 7 septembre, il pleut d’une pluie chaude. Dans la rue, l’ambiance est au sauna. Il est à peine dix heures, le thermomètre affiche déjà un redoutable 32 degrés centigrade. Je suis sorti du Golden Apsarale ventre noué. Est-ce bien raisonnable de te rendre à ce fichu musée ? On dirait que tu fais exprès. Comme si tu n’avais pas eu assez d’émotions hier. Cette nuit, le nourrisson face contre terre s’est retourné plusieurs fois dans un cauchemar qui n’a cessé de repasser en boucle.

         Sans avoir vraiment prêté attention au trajet parcouru, ça continue,je me suis retrouvé devant l’entrée du célèbre S-21, école primaire de trois étages devenue prison sous le Kampuchéa démocratique. C’est donc ici. Courage !

         L’immense cour engazonnée qui s’ouvre devant moi est entourée de palmiers. Si ce n’était l’affreux bâtiment au béton gris sale et lépreux, on se croirait presque dans le jardin d’un hôtel trois étoiles plus. Sur ma gauche, au fond, près de l’entrée latérale, un puits dont j’apprendrai sous peu le triste usage dont il fut l’objet. À ma droite, à quelques pas de moi, un mur blanc de plus de quatre mètres de haut sur lequel on peut lire en énormes lettres et en français MUSÉE DU CRIME GÉNOCIDAIRE. Devant, une femme s’active sur une petite cuisinière ambulante. Une odeur délicatement sucrée me caresse les narines et m’encourage à me diriger vers le guichet de vente des entrées. À quelques mètres, je m’arrête. Tu es sûr de vouloir y aller ? C’est pas un peu voyeur ? Tu te dis ça parce que t’as les boules ! Dix-sept mille personnes ont été torturées ici ! Tu veux vraiment voir ça ? J’ai l’estomac qui se noue, je me sens lâche.

         — J’ai pensé que vous viendriez, monsieur.

         Mon petit vieux à la carte d’identité est là qui me sourit.

         — Vous avez besoin d’un guide ?

  — Oui, non, en fait, je ne sais pas.

  — Sans guide vous allez manquer l’essentiel. Ce ne sont que des murs, quelques objets. Il vous manquera ce qui s’est passé vraiment. Par exemple, vous voyez, ce puits juste ici. Vous pensez que c’est un puits.

  — Oui, un puits, je vois bien que c’est un puits.

         Où veut-il en venir ? Il me fixe d’un regard malicieux. Il s’amuse à aiguiser ma curiosité.

         — Ce puits, monsieur, servait à obtenir des aveux. Au-dessus, on pendait les gens à une potence par les pieds et on les descendait lentement jusqu’à ce qu’ils aient la tête dans l’eau. Vous voyez, un peu comme avec une canne à pêche. Puis on les remontait juste suffisamment pour qu’ils aient la tête hors de l’eau. S’ils n’avouaient pas, on les replongeait aussi souvent que nécessaire, avant qu’ils avouent.

  — C’est monstrueux.

  — Il y a pire. Je vous expliquerai une fois dedans, si vous voulez.

  — Je ne sais pas, mais qu’avouaient-ils ces gens ? Qu’est-ce qu’on leur voulait ?

  — Ils pouvaient avouer n’importe quoi. L’important était qu’ils avouent quelque chose. Par exemple de ne pas avoir respecté les décrets du parti, d’avoir commis des actes de débauche, de s’être saoulés. Les aveux étaient souvent inventés par les tortionnaires, comme des contacts avec des services secrets étrangers. Vous voyez ?

  — Et, une fois qu’ils avaient avoué ?

  — On les emmenait hors de la ville dans des champs où ils étaient tués et mis dans des fosses communes. Il ne fallait pas violer le code moral de l’Angkar, monsieur.

         L’Angkar était le nom donné au parti communiste du Kampuchéa démocratique. J’avais lu ça dans un livre potassé avant mon départ. L’Angkar, de fait, était une sorte de nébuleuse impersonnelle. En cambodgien, le mot signifie « Organisation ». Rappelle-toi Pierre, 1984, Georges Orwell. C’est l’Organisation qui détient la vérité pour le bien de tous. C’est l’Organisation qui dicte le comportement à avoir, qui fixe les devoirs et obligations de chacun. Et l’Organisation, en fin de compte, c’est personne et c’est tout le monde à la fois. Ceux qui tirent les ficelles sont des marionnettistes cachés derrière leur cadre. On oublie leur présence pour ne plus s’intéresser qu’au théâtre, à la tragédie. L’Organisation c’est Dieu, le Maître en quelque sorte.

         — Vous venez ?

  — Je ne sais pas, ce n’est peut-être pas nécessaire, non ?

  — Hier, vous me disiez vouloir comprendre.

  —Et vous m’avez dit que je ne pouvais pas comprendre.

  —Si vous ne faites pas d’effort, alors oui, vous ne comprendrez pas même un peu.

* * *

         La visite de Tuol Sleng n’offre ni round d’observation ni phase d’adaptation. On est immédiatement immergé dans l’atrocité sans restriction. Premier arrêt, les salles de torture au carrelage alterné orange et blanc. Au centre, un cadre de lit et son sommier métallique sur lequel on attachait les « suspects », hommes et femmes. À côté, une grande caisse remplie d’outils en fer, scies, pinces, couteaux, barres à mines dont je tente sans succès de nier la mission.  

         — Vous voyez ces taches un peu partout ?

  — Ces taches brunes, comme de petites flaques ?

  — Oui, c’est du sang. Rien n’a été nettoyé ici. Les Vietnamiens qui ont libéré le pays ont tout laissé dans l’état où ils l’ont trouvé. 

         Plus loin, les anciennes salles de classe avaient été divisées en de minuscules cellules séparées entre elles par de simples murs de briques rouges. Sur une surface de quatre mètres carrés, on entassait jusqu’à douze personnes, toutes debout, fers aux pieds, « sans jamais pouvoir changer de position ni se soulager ailleurs que dans leurs pantalons ». Nous passons ainsi d’une pièce à une autre, toutes plus ou moins semblables, toutes témoignant d’un abominable scénario. Les plus grandes abritent encore carcans, cangues et barres de fer qui permettaient d’immobiliser des dizaines de prisonniers couchés et serrés les uns contre les autres. Les explications de mon guide me glacent. Il parle sur le ton froid d’un professeur de mathématiques. Il se protège.

         — Seules sept personnes sont ressorties vivantes d’ici. 

         Je n’écoute plus. J’ai l’impression d’entendre en échos les suppliciés hurler. 

         — Seules sept personnes sont sorties vivantes d’ici. Vous m’écoutez ?

  — Excusez-moi, je… je suis bouleversé. Je crois, si vous permettez, que j’en ai assez vu.

  — Vous devez au moins visiter le Bâtiment B. C’est là que sont exposées les photos des gens qui ont été incarcérés ici. Vous devez voir leurs regards, monsieur. Vous devez voir ces visages qui s’interrogent, qui ne comprennent pas ce qui leur arrive. Chez certains, ceux qui ont compris, on sent l’angoisse, chez d’autres la terreur. J’aime dire que ces gens-là nous prennent à témoin. Ils sont notre devoir de mémoire, monsieur.

         À peine entré dans la salle d’exposition aux milliers de portraits, le vieux guide me prend par la main et m’entraîne devant la photo d’une femme. 

         — C’est ma sœur.

  — Votre sœur ?

  — Oui, là, juste derrière vous, c’est la photo de ma sœur Sohka, Proew Sohka. Moi, c’est Proew Chea, vous voyez ? Oui, sur la photo, monsieur, c’est ma sœur, ma pauvre sœur. C’est une horrible histoire. 

         Contenant un sanglot, il se tait quelques instants et reprend : 

         — Elle était institutrice dans cette école. Elle a été l’une des premières à être enfermée dans cette prison. On ne l’a jamais revue. J’espère toujours la revoir. Mais, elle est morte. Elle ne peut être que morte. Regardez son regard. Vous constatez comme elle a peur ? Elle est la seule image qui me reste de toute ma famille. Et je dois venir ici pour la voir. Nous étions très complices, Sohka et moi. Et vous, monsieur, comment vous appelez-vous ?

  — Moi ? Moi c’est Pierre, Pierre Aymonier.

  — Vous avez le nom d’un grand archéologue français du Cambodge. 

  — Ah bon ? Quel hasard, tout de même !

  — Vous croyez au hasard, monsieur Pierre ?

            — Et si nous sortions ?

  — Oui, je crois que moi aussi, j’ai besoin de sortir d’ici maintenant. En passant, vous pouvez jeter un œil aux tableaux de Vann Nath.  

         Les tableaux de Vann Nath sont un témoignage terrifiant des crimes khmers rouges. Le peintre, il vit toujours, a été lui-même incarcéré au S-21. L’une de ses toiles montre des Khmers rouges arrachant des nourrissons des bras de leurs mères avant de les fracasser contre des troncs d’arbres. 

         La coupe est pleine. Je sors en fuyant. Tu as réussi à t’évader Pierre. Tu es libre. Tu es sorti de l’enfer.

         Proew Chea, mon guide, est assis sur l’une des grosses jarres rondes situées autour du préau. Je saurai plus tard qu’elles avaient la même fonction que le puits. Je prends place à ses côtés.

         — Est-ce que vous avez envie de manger ?

  — Pas vraiment, non. Et vous, Chea ?

  — Je connais un endroit très bien, pas cher. Peut-être qu’une petite soupe typique d’ici ?

  — Une soupe, oui, peut-être, mais cette visite m’a retourné l’estomac.

 — Je comprends, alors raison de plus pour boire une bonne samla chapek, une soupe de viande de porc et gingembre.

         Nous avons bu notre potage à même la rue, face au Marché couvert.  

* * *

         Le Palais royal se dessine au loin, au bord du fleuve. Tout au long du chemin, Chea ne cesse de me bombarder de détails, me rendant attentif aux moindres curiosités architecturales. Ce type est un puits de science !

         — Vous êtes sûr de vouloir visiter le palais aujourd’hui encore ?

  — Honnêtement non. J’ai eu mon lot d’émotions, merci. Cependant, il se passe quelque chose, Chea, entre ce pays et moi. Les horreurs que nous avons vues devraient me le faire détester. Et pourtant ! Et pourtant, je ressens bien au contraire une folle attirance pour les gens, pour cette ville. Cela va peut-être vous surprendre, mais je me sens presque chez moi, voyez-vous ? Au point que certains lieux m’apparaissent familiers.

  — Étienne Aymonier était peut-être l’un de vos ancêtres. 

         Il rit de toutes les quelque dents qui lui restent.

         — On ne sait pas ce que nous transmettent nos aïeux, Pierre.

  — Pas vraiment, effectivement. Notez que, jusqu’à ce jour, je ne connaissais pas même son nom, pas plus que son existence. Mais, vous croyez ?

  — Je ne crois rien, mais plus rien ne me semble impossible. Alors !

  — Mais, vous êtes quelqu’un, non ? Je lui lance ça avec une pointe d’ironie. 

  — Quand on a tout perdu, sa famille, ses amis, on devrait se tuer. J’y ai songé à plusieurs reprises, mais je n’ai pas eu le courage. Il faut avoir du courage pour se suicider. Et puis, il y avait cette carte d’identité. Alors un jour, j’ai décidé de vivre. Avoir survécu au massacre m’est apparu comme un cadeau que je n’avais pas le droit de refuser.

     — Vous êtes un type bien, lok Proew Chea.

     — Je vous remercie, mais ne vous emballez pas ! Pour sauver ma peau, il m’a aussi fallu manipuler, mentir, usurper, jusqu’à trahir. Je n’en tire aucune honte, c’était le prix à payer en attendant des jours meilleurs. J’ai gardé de nombreux contacts avec d’anciens Khmers rouges. Certains sont mes amis. 

  — Vos amis ? Après le tribut qu’a payé votre famille ? 

  — Vous savez, ici, le mot amitié ne signifie pas la même chose que pour vous les Occidentaux. Du temps où je travaillais pour l’École française d’Extrême-Orient, je voyais bien tous ces Européens qui s’invitaient chez eux, se serraient la main, se faisaient la bise, comme ils disaient. Ici, cela ne se fait pas. Nous sommes beaucoup plus pudiques. Distants aussi. Je crois que la meilleure traduction que l’on puisse faire du mot ami serait plutôt « connaissance », vous comprenez ? Le proverbe dit : « À chaque pagode ses règles, à chacun ses sentiments ». 

  — Beau proverbe. Pour en revenir aux Khmers rouges, j’imagine qu’il doit y en avoir un peu partout. Ils sont rentrés dans le rang ?

  — Beaucoup oui, mais de loin pas tous. Bon nombre, à la chute du régime en janvier 1979, se sont enfuis en compagnie de Pol Pot dans la province de Pouthisat. Ils ont rejoint là-bas Ieng Sary et Khieu Samphân. Depuis leurs quartiers de la jungle, ils dirigent la guérilla. Certaines échauffourées, ici à Phnom Penh, sont l’œuvre de Khmers rouges restés fidèles au Kampuchéa démocratique. Mais la plupart comme on dit, tirent leurs dernières cartouches dans tous les sens du terme. Ce n’est que l’expression de leur frustration. Cela vous intéresserait-il d’en rencontrer ? 

  — Vous savez, je suis journaliste. Alors bien évidemment que…

  — Vous n’allez pas être déçu, suivez-moi. 

* * *

         Parvenu devant une propriété cernée de hauts murs blancs surmontés d’une abondante végétation, mon guide frappe à un imposant portail en tek massif par petits coups saccadés. « C’est un code », me dit-il en voyant mon étonnement.

         — Ste ch nung trauv ke kat kbal      

  — Haey angkor nung phlu chang

  — Entrez, Pierre, je vous prie. 

  — Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

  — Le roi sera décapité, Chea éclate de rire.

  — Et qu’avez-vous répondu ?

 — Le mot de passe : et Angkor resplendira.

                   Le portail franchi s’ouvre devant nous une dense végétation, principalement constituée de hauts bambous. Nous suivons sur quelques dizaines de mètres un sentier étroit avant de déboucher sur une petite clairière au milieu de laquelle est érigée une villa rappelant l’architecture méditerranéenne. Face à une large baie vitrée, une grande table ovale est disposée en terrasse. Trois hommes, pantalon noir, chemise noire, nous regardent approcher avec curiosité. Celui du milieu ne me quitte pas des yeux. Arrivé à leur hauteur, Chea s’arrête devant lui et lance :

         — Bonjour Frère Douch,

     — Salut Frère Proew.

         Ce n’est pas possible Pierre, tu as mal entendu. Douch ! Le tortionnaire du S-21, de Tuol Sleng ?

         Son visage me rappelle vaguement quelqu’un. Vraisemblablement un portrait vu dans un livre feuilleté avant le voyage. Il est le seul autour de cette table à avoir l’air grave. Son maigre visage à la peau jaune clair est percé de petits yeux profonds brun-noir. Sa petite bouche discrète aux lèvres retroussées semble hermétiquement fermée et lui donnerait des apparences austères s’il n’arborait de grandes oreilles un peu burlesques placées très en retrait de ses tempes creuses.

         — Je vous présente Monsieur Aymonier, Pierre Aymonier, journaliste.

  — Je n’imaginais pas que vous auriez la témérité de revenir dans ce pays, Pierre, puisqu’il semble que c’est comme cela que vous vous appelez désormais, me dit-il.    

  — …

           Je n’en crois pas mes oreilles. Je me tais, amusé de ce qui m’apparaît être un incroyable quiproquo. Il poursuit.

           — Vous avez tort de sourire. Je ne plaisante pas. Qu’en penser, que dois-je en penser ? Vous a-t-on envoyé afin de témoigner contre moi ? Qui vous envoie ? Dans quel but ? Vous savez qu’ils sont en train de monter un tribunal mixte. Alors, qui ? Les Cambodgiens ? Ce pourri d’Hun Sen ? Les Viêts, les Yankees ? 

         Il frappe violemment du pied sur le sol. Tétanisé, je me tais. Ne t’emballe pas Pierre, c’est surréaliste tout ça. Du grand guignol. Sauf qu’il n’a pas l’air du tout de plaisanter, le gars. Prends la discussion à ton compte. Relance ! 

         — Vous prétendez que nous nous connaissons ?

     — Voilà autre chose. Vous allez m’invoquer une amnésie ? Je ne supporte pas plus que par le passé que l’on se moque de moi, voyez-vous, Pierre. Vous me connaissez. Il ne faut pas me contrarier. Chercheriez-vous à faire croire à ces messieurs que j’ai perdu la tête ?

     — Vous délirez. Jamais au grand jamais je n’ai mis les pieds au Cambodge avant hier matin.

     — Vous vous foutez de moi ? Auriez-vous oublié que c’est moi qui vous ai aidé à quitter ce pays en 1977 ? 

         Il se lève précipitamment, entre dans la villa. Le silence est à peine rompu par le chant d’un bulbul. Proew Chea est tétanisé. Il ne doit rien y comprendre. Pas plus que moi. Gêné, il admire le ciel comme pour fuir mon regard. Les deux autres, assis sur leurs chaises, coudes appuyés sur la table, les mains en poings sous le menton fixent le fond du jardin comme s’ils espéraient une visite providentielle.

         Douch est de retour. Il tient dans les mains une série de photos noir-blanc et, tel un joueur de cartes, les lance une à une sur la table.

         — Et sur celle-là, c’est qui à côté de moi ? Et sur celle-ci ? Et encore là… Vous prétendez toujours que nous ne nous connaissons pas, Pierre ?

         La terre se met à tourner. Le bébé mort, les immeubles délabrés, Tuol Sleng, la sœur de Chea, la moiteur de l’après-midi, et maintenant les affirmations de Douch. J’étouffe. Oui, c’est bien lui sur les photos, c’est bien Douch, Pierre. Mais ce n’est pas toi le gars à côté. Oui, il te ressemble. C’est vrai qu’il te ressemble le mec, mais ce n’est pas toi. Ça ne PEUT PAS être toi sur les photos. Putain, qu’est-ce que je suis venu faire ici ?

         — Alors, voyez-vous, il y a longtemps que je rêve d’écrire mes mémoires. Votre arrivée est une bénédiction. Je vous désigne biographe officiel et unique de Kang Kek Ieu, plus connu sous le nom de Douch ! Vous écrirez mes mémoires, vous ferez connaître la vérité, ma vérité. Vous n’êtes pas sans savoir que tôt ou tard, je serai amené à m’expliquer devant les juges. Vous direz ô combien je ne savais rien, Pierre, comme je ne faisais qu’obéir aux ordres. Vous en avez été le témoin privilégié, non ? Cela ferait un beau titre pour le livre, ne pensez-vous pas ? JE NE SAVAIS RIEN ! JE NE FAISAIS QU’OBÉIR AUX ORDRES. Inutile de vous dire que vous ne sortirez pas de cette propriété avant d’avoir terminé. On va vous donner une chambre. Vous êtes mon invité. 

Admiratif… enfin!

Les deux dernières années de maturité – en France on dit baccalauréat – m’ont laissé des souvenirs peu glorieux de la littérature française. C’est qu’il fallait s’appuyer dix-huit livres imposés sachant que l’on n’en tirerait qu’un seul à l’examen final. J’admets certes que le choix qu’avaient effectué nos professeurs relevait de la plus grande des pertinences, mais quand on a dix-huit ans, on déteste se faire imposer quoique que ce soit. C’est comme ça!

Si Zola, Ramuz, Stendhal et Rousseau avaient trouvé quelque grâce auprès de l’ado rebelle que j’étais, d’autres ne peuvent en dire autant. J’ai particulièrement détesté Le procès-verbal de Le Clézio, Le Père Goriot dut se contenter de ma lecture du profil d’une oeuvre, je plaquai Madame Bovary aux alentours de la page vingt, Du côté de chez Swann fit un peu mieux et m’accompagna jusqu’à la petite madeleine, quant à Sartre, j’en ai eu La Nausée.

Comment avais-je pu passer à côté de pareils chefs-d’œuvre ? Les ayant depuis tous revisités, je ne crains pas aujourd’hui de battre ma coulpe. S’il en est un à qui je dois des excuses, c’est bien Jean-Paul Sartre. Je relis depuis quelques jours Les mots. Quel bonheur, quelle plume, quel trésor, que de pépites !

Alors, ne serait-ce que pour me faire pardonner, je vous en offre un petit extrait. Sartre n’est encore qu’un môme. Il vient tout juste d’apprendre à lire et dévore la bibliothèque de son grand-père chez qui il vit avec sa mère.

Les souvenirs touffus et la douce déraison des enfances paysannes, en vain les chercherais-je en moi. Je n’ai jamais gratté la terre ni quêté des nids, je n’ai pas herborisé ni lancé des pierres aux oiseaux. Mais les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne ; la bibliothèque, c’était le monde pris dans un miroir ; elle en avait l’épaisseur infinie, la variété, l’imprévisibilité. Je me lançais dans d’incroyables aventures : il fallait grimper sur les chaises, sur les tables, au risque de provoquer des avalanches qui m’eussent enseveli. Les ouvrages du rayon supérieur restèrent longtemps hors de ma portée ; d’autres, à peine je les avais découverts, me furent ôtés des mains : d’autres, encore, se cachaient : je les avais pris, j’en avais commencé la lecture, je croyais les avoir remis en place, il fallait une semaine pour les retrouver. Je fis d’horribles rencontres : j’ouvrais un album, je tombais sur une planche en couleurs, des insectes hideux grouillaient sous ma vue. Couché sur le tapis, j’entrepris d’arides voyages à travers Fontenelle, Aristophane, Rabelais : les phrases me résistaient à la manière des choses ; il fallait les observer, en faire le tour, feindre de m’éloigner et revenir brusquement sur elles pour les surprendre hors de leur garde : la plupart du temps, elles gardaient leur secret.

Les mots, Jean-Paul Sartre, 1964, Gallimard. Folio 607, pages 42-43.

!

Mon amour pour Charles-Ferdinand Ramuz

J’ai toujours aimé Charles-Ferdinand Ramuz. J’avais un peu plus de trente ans, lorsque mes parents connaissant cet amour, déposèrent de gros cartons sous l’arbre de Noël à mon attention: Les Oeuvres complètes, exemplaire no 207 d’une édition limitée à 500! Elles trônent depuis 1986 en maîtresses des lieux dans ma bibliothèque.

A l’heure de balbutier mes débuts en écriture à l’âge de 65 ans, ces quelques notes rédigées par Ramuz alors qu’il n’avait que 22 ans ( « Fragments de Journal », 1895 – 1902) prennent une dimension nouvelle qu’il me tarde de partager avec vous:

7 avril 1897. – C’est un grand plaisir pour moi de prendre la plume et de me décrire à moi-même la situation de mes sentiments et de mes pensées, de faire le plan de ma vie de chaque jour, de dresser la carte des pays que je parcours en imagination, pour moi seul, car j’éprouve une étrange coquetterie à cacher mon monde intérieur à ceux qui m’entourent. Comme les héros des tragédies classiques j’ai besoin d’un confident – ce confident, ce sont quelques notes fugitives; mon journal devrait être quotidien. Malheureusement, une paresse innée, les mille petits incidents de mon existence monotone m’empêchent souvent d’écouter la voix de mes bonnes intentions et d’exécuter mes projets. Je suis sans excuse, je l’avoue. Mais je suis faible, je résiste mal à mes impulsions bonnes ou mauvaises.

Je vois chaque jour plus distinctement quelle serait ma « vocation », si c’était là une vocation ordinaire que l’on écoute de gaîté de coeur comme celle d’avocat ou de médecin. Je dois devenir un écrivain. Seulement ce n’est pas le tout que de dire je dois; et, si mes instincts et mes goûts me portent irrésistiblement à la carrière littéraire, il y a sur ma route tant de ronces que je suis bien excusable d’y regarder à deux fois avant de me mettre en route. Il me semble pourtant que c’est une fois en chemin que je trouverai l’assurance et le bonheur de la tâche accomplie et de la vocation satisfaite.

Curieuses, curieux d’entendre sa voix? Archive de la RTS. Ramuz lit un extrait de Passage du poète. https://www.rts.ch/archives/tv/information/carrefour/3451073-lecture-de-ramuz.html

Clavicule cassée

         Dire qu’il a bien fait de s’encoubler ce jour-là serait cynique et peu reluisant de ma part. Toujours est-il que cela signifia pour moi le début d’une aventure peu commune ! Je m’explique. Lors de la troisième édition du Nyon Folk Festival — il ne s’appelait pas encore Paléo Festival — les organisateurs avaient engagé un annonceur professionnel pour chauffer la foule avant les concerts : un prénommé Archie. Il avait débarqué la veille de l’ouverture en provenance de Londres avec une valise débordante de pantalons, vestes, casquettes et autres chapeaux ridicules qu’il comptait bien utiliser pour ses « Announcements ». Pour ma part, j’étais roadie sur la grande scène, en français « machiniste du spectacle », dans les faits porteur et pousseur de lourdes caisses à roulettes contenant amplis, consoles et instruments.

         Toujours est-il que l’après-midi de ce 20 juillet 1978, c’était un jeudi, à l’heure des sound-checks – veuillez excuser le jargon, mais cela sonne mieux que « balance » dont on affuble en français les réglages techniques qui précèdent les concerts… je disais donc qu’à l’heure du soundcheck de Richie Havens, star du jour, Archie qui n’avait jusque-là pas planté un clou, si ce n’est fumé un ou deux pétards, se présenta et demanda à faire, lui aussi, un test de micro. Dont acte ! Évidemment, à cette heure là, nous n’avions pas encore eu le temps de recouvrir les nombreux câbles et cordons électriques de gafa-tape, la large bande autocollante des pros. Et il arriva ce qui devait arriver. Se prenant les pieds dans l’enchevêtrement de fils en avant-scène, tentant de s’accrocher inutilement à un pied de micro, l’annonceur fit une chute en demi-rotation direction la terre ferme, pour s’écraser sur une barrière de protection métallique. Clavicule cassée, fin de carrière !

         Archie dans l’ambulance, se posa alors la question de son remplacement. Le Festival n’avait pas encore commencé et, du moins pour ce premier soir, il fallait rapidement un plan B. Le responsable du plateau ne sortait plus un son et tournait en rond au risque de s’empêtrer à son tour dans la toile de fils électriques et de subir le même sort que le citoyen londonien.

         « Je peux essayer » ! Tout le monde se retourne dans ma direction. Ça m’est sorti comme ça, sans réfléchir. Je me souviens encore de la tête du chef, on l’appelait Benny, ça faisait plus rock and roll que Bernard ! Il affichait une grimace qui pouvait aussi bien dire « tu te moques de moi » que « pourquoi pas ». Le « pourquoi pas » l’emporta. Après tout, il tenait une solution, bonne ou mauvaise, il en avait une. « Tu crois que tu peux ? ». J’ai haussé les épaules en guise d’assentiment. 

         Inutile de dire que, lors des quelques heures qui suivirent, j’eus à plusieurs reprises l’occasion de me traiter d’imbécile. Qu’allais-je bien pouvoir raconter au public ? Le plus simple était de demander aux artistes eux-mêmes. Évidemment. Sauf que cela signifiait qu’il me fallait prendre mon courage à deux mains pour aller leur parler. Bon, les Irlandais de Clannad, passe encore, les Américains de Buffy Sainte Marie, tout juste, mais Richie Havens ! L’homme qui avait ouvert les feux à Woodstock avec son mémorable Freedom, l’homme à la guitare meurtrie à coups de plectres. Le film, je l’avais vu tant de fois. Mais, aujourd’hui, Havens était-là, en chair et en os. 

         La responsable des loges était une bonne copine. Je lui glissai à l’oreille :

—      C’est laquelle la loge de Havens ?

—      C’est la caravane de camping juste derrière toi.

—      Ah ! Et il est comment ?

—      Comment, il est comment ?

—      Ben oui, sympa, cool ou genre gros con inabordable ? 

—      C’est le plus sympa des mecs. Tu lui veux quoi ?

Je lui racontai l’épisode de l’accident. Elle ne manqua évidemment pas de se moquer :

—      Ça c’est toi tout craché. Tu ne peux pas t’empêcher de te mettre dans la merde.

—      Si peu. Bon, il est-là ? Tu crois que je peux ?

—      Vas-y, il ne mord pas, je t’assure.

         Et les choses sont allées très vite. J’ai frappé à la porte, il a dit « come in », je suis entré et tout s’est enchaîné. On s’est mis à discuter. Je ne pouvais pas quitter sa guitare des yeux. Elle était encore plus pourave que dans le film. Il faut dire qu’elle avait pris presque dix ans depuis la dernière fois que je l’avais vue… au cinéma.

         —      Promets-moi de ne pas faire allusion à Woodstock, OK ? C’est comme si en dehors de ce satané concert, je n’existais pas. Tu vois, j’en viens à penser que je devrais m’acheter une nouvelle guitare, raser ma barbe, virer ma djellaba et mes sandales. Il éclate de rire.

         —      Ok, mais alors, je leur dis quoi ?

         —      Parle-leur de liberté ! 

         C’est ainsi que, quelques heures plus tard, devant plus de dix mille personnes, faisant allusion à la guerre du Vietnam véritable leitmotiv de l’époque, j’annonçai « le chantre de la liberté ». J’étais tout excité.

         —      Tu aurais au moins pu faire allusion à Woodstock, me fit remarquer Benny à ma sortie de scène.

         —      Justement pas ! Et puis, si t’es si malin que ça, vas-y à ma place demain. 

         Je n’avais pas fini ma phrase que je la regrettais déjà. Non, ni lui, ni personne d’autre, ni demain, ni après-demain, ni les trois jours à venir, personne ne me prendrait ma place. J’avais goûté à quelque chose d’extraordinaire, cela sentait le « reviens-y », on ne m’en dépossèderait pas.

         Le vendredi, Benny – qui avait eu de bonne heure une séance de comité d’organisation – me demanda si j’étais d’accord de continuer et d’être le présentateur jusqu’au dimanche. Je n’ai pas essayé de jouer à celui qui veut bien accepter pour rendre service, surtout que le soir même se produisait Tom Paxton et le dernier jour Ralph Mc Tell, dont je connaissais, pour l’un comme pour l’autre, le répertoire par cœur.

         Et voilà comment on devient annonceur de concerts, j’allais le rester jusqu’en 1999, soit vingt-et-un ans de suite, tout en devenant, douze mois plus tard, co-stage-manager, en particulier responsable des relations avec les artistes et — aspect bien moins sympathique — avec leurs managers. 

         Les managers, cela vaut la peine qu’on s’y arrête un instant. Ils ne sont pas tous foncièrement bêtes et méchants, mais leur fonction les rend souvent détestables. Ils n’ont qu’une peur, celle d’être virés par leurs artistes respectifs. Pour leur plaire, ils donnent dans la surenchère. Je pourrais multiplier ici les exemples. Je me contenterai d’un seul. Cela s’est passé en 1982, lors de la venue de Joan Baez. Son contrat stipulait la mise à disposition d’une bouteille de cognac Fine Champagne de 1947 dans sa loge. Allez savoir pourquoi cette date ! 

         Nous avions, les deux mois précédents, remué ciel et terre à la recherche du Graal pour trouver, au final, une bouteille de Fine 1946. Je devais informer la « reine du folk » de cet écart contractuel. Une fois son sound-check terminé, alors qu’elle était très heureuse de la qualité du son — et aussi d’avoir appris que le festival jouait le soir même pour la première fois à guichet fermé grâce à elle — je l’accompagnai dans sa loge et lui montrai l’objet de son désir non parfaitement satisfait. 

         —      En fait, tu vois, dans ton contrat, tu as demandé une bouteille de Fine Champagne 1947. On a multiplié les téléphones, en Suisse, en France. Sans succès. Alors, je te prie de nous excuser. On a certes trouvé ça, je lui tends la bouteille, mais l’année ne correspond pas.

         —      What’s the hell !

         Elle la regarde, sans rien dire, la tourne, la retourne, la dirige vers la lumière pour en admirer la belle couleur ambrée. Puis la repose.

—      Je n’ai jamais demandé ça, me dit-elle, visiblement gênée. 

—      Et pourtant, c’est dans le contrat, tu veux le voir ?

—      Non, je te crois. 

         Elle prend la bouteille en main, hésite, me regarde soudain avec un large sourire et me la tend :

—      Vous boirez ça à ma santé avec ton équipe de road’s, ok ?

         En 1989, soit sept ans plus tard, le contrat de Joe Cocker, lui, était aux antipodes : « L’organisateur s’engage à ce qu’il n’y ait pas la moindre source d’alcool dans un rayon de moins de dix mètres de M. Cocker. » J’allais devoir me coller à sa surveillance ! Nous accueillions Joe Cocker pour la première fois. C’était par ailleurs la dernière année du Festival sur son terrain au bord du lac avant son grand déménagement de 1990. La précision est importante. Je crois qu’on ne s’habitue pas vraiment à rencontrer des stars. Il y a toujours de la découverte presque angoissante dans l’air. J’avais par exemple, une année avant Cocker, fait la connaissance, presque tremblant, de l’immense Ray Charles. Je le revois encore venir dans ma direction sans hésitation, malgré sa cécité : « Are you the stage-manager ? » Pas sûr que mon « yes » en retour ait été des plus affirmatifs. 

         J’attendais donc Cocker avec appréhension et pas seulement parce que j’allais devoir jouer au flic, avec cette histoire d’alcool. Woodstock, toujours Woodstock ! Sa reprise de « With a little help from my friends » des Beatles restait dans ma mémoire l’un des moments les plus forts du film. Une fois son set terminé, il était sorti de scène dans un état tel, que je n’osais croire que vingt ans plus tard il puisse être encore vivant.

         L’homme que je vis arriver cet après-midi là était tout autre. Un peu bougon au premier abord, il n’en esquissait pas moins un sourire chaleureux, presque amical. Bien que très impressionné d’avoir devant moi un tel monstre sacré, son sourire me donna l’impression d’être celui d’un vieux copain que l’on revoit après quelques années d’absence. Lorsque je lui serrai la main en lui disant « I’m François », il me répondit « Hy, nice to meet you ». Ce « nice to meet you » n’était pas un « nice to meet you » machinal. C’était un vrai « nice to meet you ». J’en étais retourné.

         Ses musiciens étaient déjà en place sur la scène. Tout était câblé, prêt pour le sound check. Joe était venu avec la totale : deux guitaristes, une basse, deux claviers, quatre souffleurs, trois choristes, un batteur, un percussionniste. Quatorze musiciennes et musiciens sur scène, ce qui n’était pas sans susciter quelques craintes au sonorisateur. Et pourtant, tout fonctionna comme une Rolex dès les premières notes. On sentait l’artiste aux anges. Après un premier morceau, il demanda à en faire un deuxième : « Just to be sure » ! Les bénévoles du festival approchaient peu à peu de la scène. Il en venait de partout. 

—      Alors Joe, c’est ok ? Le son est bon ?

—      Oui, excellent. Dis-moi, tous ces gens qui débarquent de nulle part, ce sont des bénévoles ?

—      Oui, oui, les portes ne sont pas encore ouvertes

—      J’ai envie de chanter pour eux.

         Le sound check s’était transformé en mini-concert pour les bénévoles. Il dura un peu plus d’une demi-heure. Après les avoir remerciés de leur présence, Joe vint me rejoindre en arrière-scène. 

—      Tu veux que j’appelle ton chauffeur pour qu’il te ramène à ton hôtel ?

—      Non, merci. Le cadre est magnifique ici au bord du lac. J’ai envie de mettre mes pieds dans l’eau. Il y a des rochers, on peut s’asseoir dessus. C’est ok ?

—      Bien sûr que c’est ok. Je t’amène à boire. Tu veux un coca ? Une minérale ?

—      C’est tout ce que tu as ? 

—      Aïe, nous y voilà !

—   On m’a dit que vous avez d’excellents vins dans cette région, des blancs surtout. J’aimerais goûter.

—   Joe, dans le contrat…

—   Je sais, je sais, ils mettent ça pour se donner bonne conscience, tu vois. 

         Bien qu’il y ait prescription, je préfère ne pas entrer dans les détails de ce que nous bûmes. Promis, il n’y eu pas d’excès, mais pas d’abstinence non plus. Je n’en ai gardé ni honte ni culpabilité. Et puis, Joe avait toujours de gros bonbons à la menthe dans ses poches au cas où. Nous eûmes une discussion fascinante :

—      Tu sais, j’ai l’impression qu’on se connaît depuis longtemps, les deux, me dit-il.

—      C’est vrai, je ressens la même chose. Comme deux bons vieux potes. 

—      Je crois que nous nous sommes connus dans une autre vie, ça doit être ça.

—      Peut-être bien, mais si nous sommes de retour sur terre, c’est qu’on n’a pas tout compris et que l’apprentissage n’est pas terminé.

—      Oui, et ça m’inquiète, car après celle-ci je vais encore devoir revenir, il éclata de rire. On ne peut pas dire que j’ai fait tout juste jusqu’ici. 

—      Ça veut dire quoi faire juste ?

—      Bonne question.

—      Et si la vie s’était « apporter du bonheur » aux autres ? Toi, tu en donnes tant avec ta musique.

—      Dans ce cas, je crois oui, oui je crois que j’en donne. Et ce sera le cas ce soir. J’ai rarement senti ce que je ressens ici, aujourd’hui. Cet endroit m’inspire, me transporte. C’est peut-être la vue sur le lac, sur les montagnes, mais je ne pense pas. Il y a ici une énergie qui vient du fond de la terre, comme une réunion de vibrations bénéfiques, tu vois.

—      Alors c’est tant mieux que tu sois venu cette année. C’est la dernière fois que le festival se tient ici. On est tous un peu nostalgiques.

         A sa sortie de scène, ce soir-là, Joe Cocker était trempe. Il m’a pris contre lui, m’a serré de toutes ses forces dans ses bras avant de me regarder. Il pleurait et murmurait : oh God, oh God, oh my God. What happened ? 

         Joe Cocker est revenu deux fois à Paléo, sur le nouveau terrain,  mais à chaque fois il me dira : Je ne sais pas ce qui s’est passé ce jour-là, je n’ai jamais revécu pareil moment sur scène. C’était comme un avant-goût de paradis.

Joe ne reviendra plus à Nyon. Se cache-t-il désormais quelque part dans le monde dans la peau d’un môme ou a-t-il définitivement pris ses quartiers, là-haut ? Il nous a quittés quelques jours avant Noël, le 22 décembre 2014. Il reste l’un des plus beaux cadeaux de l’Amitié.

Grâce à Archie – qui n’en saura malheureusement jamais rien – j’ai vécu un nombre incalculable de moments hors du commun. J’ai aussi eu mon lot de galères, tant sur le plan technique qu’humain. De ces derniers, je n’en parlerai pas, tant je reste convaincu que j’ai eu l‘immense privilège de côtoyer des gens exceptionnels qui ont, comme nous tous, le droit d’être dans un « jour sans », des êtres humains desquels on attend le surhumain. Certains arrivaient à Nyon après des mois de tournée, après des dizaines et des dizaines de concerts, épuisé du « de ville en ville », de « scènes en scènes » du « on the road again » et qui, malgré tout, chaque fois donnaient tout ce qu’ils avaient encore à donner.

Nombre d’entre eux ont illuminé ma vie. Prenez, par exemple, dans un tout autre registre musical, Charles Trénet. Les programmateurs avaient osé l’inviter dans un festival où le rock prenait chaque année plus de place.

Il est 15 heures cet après-midi là. Il fait un cagnard digne des Cévennes au mois d’août. Monsieur Trénet s’avance timidement sur la scène. Je suis seul. Il se dirige vers moi, me tend la main.

—   Bonjour, Monsieur, mon nom est Charles Trénet.

Décontenancé – comment peut-il penser que je ne le reconnais pas – je lui tends la mienne en tentant de mettre mon langage au niveau de son élégance:

—   Bonjour, moi c’est François-Xavier, croyez bien, Monsieur Trénet, que je vous avais reconnu.

—   C’est gentil, ça ! On m’a dit que vous m’attendiez pour la balance.

—   Oui, c’est exact. Venez, votre micro est prêt en avant scène.

         C’est alors qu’il se saisit du micro, chantonne les trois ou quatre premières rimes de « Fidèle », demande à ce que le pianiste et le contrebassiste jouent quelques mesures avec lui et, se retournant vers moi :

—   C’est Byzance, merci beaucoup. 

         Nous venions de vivre le sound-check le plus court de notre histoire. Le soir, peu avant son concert, pour la première fois, j’avais préparé mon annonce sur un bout de papier et l’avais apprise par cœur. Nous étions tous conscient du risque que nous avions pris en mettant cet homme de soixante-seize ans à l’affiche. Dans les premiers rangs, les fans de Jacques Higelin se pressaient déjà, pour certains les cheveux teints en verts et mèches roses. 

         Après un accueil poli pour le « Fou chantant », ce fut énorme. A leur insu, les festivaliers prirent conscience qu’ils connaissaient toutes les chansons ou presque. Trénet, après trois morceaux, se piquant au jeu, lança, son smoking dans la foule à la manière de Johnny Halliday et tendant son micro au public, l’abandonna seul en plein milieu de « Y’a d’la joie ». Les gens chantaient à tue-tête. Son set terminé, le public en redemanda. Après deux rappels, je le retrouvai en arrière scène, aux anges, mais perplexe.    

—   Il faut aller leur dire que je n’ai plus rien, je suis au bout du répertoire, me dit-il.

—   Et si vous nous faisiez le Python ?

—   Ah ça non, Monsieur, le pianiste qui m’accompagne aujourd’hui n’a pas le niveau.

Et, me laissant planté-là, frissonnant aux frontières du bonheur, il reprit le chemin de la scène. Après tout, pourquoi pas, au vu de l’ambiance, chanter « Y’a d’la joie » une fois encore.

Ce chapitre de ma vie, ces heures innombrables passées sur cette grande scène de Nyon, j’aimerais en faire un livre… un jour, peut-être.

La marâtre à confesse

J’ai toujours pensé que je finirais par m’installer un jour à la cour du Roi. Jamais, ô grand jamais, de la manière que je vais conter.

Veuve d’un chevalier, j’avais épousé, en seconde noce, un gentilhomme proche du cercle royal. C’était principalement, j’en conviens, afin de me rapprocher du château et de ses hôtes. Veuf lui-même, mon nouveau conjoint avait une fille, Alice, qu’il avait emportée dans son équipage. C’était-là un trouble certain pour les desseins que je formais tant pour moi que pour mes deux filles. L’extrême beauté d’Alice n’eut pu être niée, pas même par la plus immodérée des mauvaises fois. A ses côtés, Javotte et Anastasie – il m’en coûte de le dire – faisaient pâle figure.

Ainsi, dès le premier jour, j’installai ma belle-fille sur une paillasse au grenier et fis d’elle la bonne à tout faire du logis. Gondrand, son père, n’osa pas influer, ces choses-là étant exclusivement du ressort de la gente féminine. Jamais la maison n’avait été si reluisante que depuis son arrivée. Elle décrassait, frottait, balayait, récurait, briquait, astiquait sans jamais donner le moindre signe de fatigue. Sa joie et sa bonne humeur avaient le don de m’agacer profondément. Ses rares pauses, elle les passait assise sur les cendres, au coin de la cheminée. Cette habitude avait inspiré à Javotte le sobriquet de Cendrillon, Anastasie lui ayant préféré Cucendron ce qui, je m’en souviens, m’avait beaucoup fait rire.

A l’automne, le fils du Roi donna un bal et pria toutes les personnes de qualité d’y venir. Le Prince était en âge de se marier, ce n’était un secret pour personne. Mes deux filles y furent évidemment conviées. Elles faisaient déjà grande figure dans le pays. Il va de soi qu’en aucun cas Cendrillon ne s’y rendrait. J’y veillerais personnellement.

Durant les préparatifs, la maisonnée se transforma en ruche. On ne parlait que de la façon dont on s’habillerait. L’aînée choisit de mettre son habit de velours rouge sang et sa garniture d’Angleterre. La cadette se proposa de porter une jolie jupe bleu turquoise, un manteau à fleurs d’or et sa rivière de diamants à propos de laquelle elle précisa : « ce qui ne laisse personne indifférent !»

Cendrillon, quelle ne fut pas ma surprise, offrit de les coiffer. Elle le fit de bon cœur et réalisa mèches, accroche-cœurs et chignons de très belle facture. Ainsi parées, mes filles feraient se retourner toute la cour sur leur passage. Une fois Javotte et Anastaise parties, je restai seule avec Cendrillon. Je la vis sortir et s’asseoir sur le banc du jardin. Pensait-elle, cette sans-gêne, qu’un prince eût pu l’inviter ? 

Alors que je guignais par la fenêtre, je vis apparaître une dame au demeurant fort belle, mais d’allure éthérée. Je ne l’avais jamais vue auparavant. Elle s’était penchée sur Cendrillon et semblait lui parler. J’entendis la petite lui dire « oui, Marraine, bien sûr Marraine » avant de s’activer fébrilement. Elle amena tout d’abord une citrouille que la dame creusa avant de la transformer en carrosse d’un simple coup de baguette. Quelle était donc cette diablerie ? Je voulus intervenir et sortir dans le jardin, mais rien n’y fit. A peine m’approchais-je de la porte, qu’un violent éclair lumineux s’interposait. Je tentai bien de sortir par la porte arrière, le même phénomène se produisit. Malédiction !

De retour à mon observatoire, je vis Cendrillon tendre six souris à celle qu’elle nommait marraine. Elles furent aussitôt transformées en de merveilleux destriers. Un gros rat donna vie à un cocher ventru aux moustaches imposantes, six lézards se métamorphosèrent sous mes yeux éberlués en de superbes laquais qui montèrent aussitôt derrière le carrosse avec leurs beaux habits chamarés. Je n’y tenais plus. Folle de rage, je me mis à taper contre les carreaux, à hurler. Epuisée, à bout de souffle. D’impuissance, je finis par calmer mes ardeurs. 

« Hé bien, te voilà parée pour aller au bal du Prince », entendis-je dire celle qui ressemblait assurément à une fée. Je n’en crus pas mes oreilles. Le petite effrontée s’empressa de préciser : « Oui, Marraine, mais je ne peux m’y rendre avec ces haillons. »

D’où sort cette marraine ? pensais-je. D’un coup de baguette magique Cendrillon se retrouva drapée de pieds en cap d’étoffes d’or et d’argent. Dans le même temps, ses pieds furent revêtus de ravissantes chaussures qui m’apparurent de verre. Je précise bien – car on comprendra toute l’importance de la chose plus avant – que les chaussures était bel et bien de verre et non de vair, contrairement à ce qui a été dit par certaines rombières peu dégourdies. L’index levé, la magicienne sembla faire encore quelques recommandations dont je n’entendis que la fin « … avant minuit ». J’eus à peine le temps de voir l’attelage démarrer en direction du château. 

Démunie, impuissante face à pareil sortilège j’enrageai. Ma soirée fut l’une des plus atroces que j’aie eu à braver. Les douze coups avaient à peine sonné que – « … avant minuit », c’était donc cela – je revis Cendrillon franchir le portail. Bien qu’elle portât à nouveau ses loques, elle semblait allègre, presqu’euphorique. Et pourtant, le rêve n’avait pas duré bien longtemps. La petite dévoyée aurait dû s’en retourner déconfite. Etait-elle seulement allée au bal ? Il me tardait d’avoir la narration de mes deux filles. Elle rentrèrent bien plus tard, tout excitées de leur soirée.

« Vous ne devinerez jamais, Mère », me dit Anastasie le seuil à peine franchi, « vous ne devinerez jamais ce que nous avons vécu ce soir » tout en se défaisant de son mateau à fleur. Sa sœur l’interrompit. 

– Le bal n’avait pas commencé qu’une princesse, d’une beauté presque irréelle est arrivée au château.

– Que me contez-vous là ?

– Oui, je vous assure, Mère, dirent-elles à l’unisson.

Elle me rapportèrent que le Prince, informé de l’arrivée de l’importune, s’ét­ait déplacé en personne pour la recevoir. Après l’avoir aidée à descendre de son carrosse, il lui avait pris la main et, en entrant dans la salle de bal, avait fait signe aux musiciens d’ouvrir la danse. 

– Si vous les aviez vus, Mère, comme ils étaient assortis. J’avais l’impression de vivre un conte de fée.

– Un conte de fée de courte durée, Anastasie, de courte durée. Celle que tout le monde voyait déjà convoler avec le Prince a disparu en cours de soirée. Et croyez bien, Mère, que je ne renoncerai pas à séduire son altesse. Le roi a décidé d’inviter tout le monde demain soir pour un nouveau bal. 

– Tiens qui voilà ? s’étonne Javotte. Mais c’est Cendrillon !

– Bonsoir mes sœurs, vous m’avez réveillée.

– Voyez-vous ça, la pauvre petite. Si tu étais venue au bal, tu aurais vu la plus belle princesse qu’on ne puisse jamais voir. Elle est même venue nous faire mille civilités.

– J’en eusse été fort aise, mais voyez-vous je n’y étais pas conviée. 

Le lendemain soir, l’histoire se répéta. J’avais bien imaginé un startagème pour empêcher Cendrillon de sortir de la maisonnée, mais je dus me rendre à l’évidence que rien n’y ferait. L’après-midi, j’avais détruit toutes les courges et autres citrouilles du jardin. Une simple noix suffit cependant à la fée pour en confectionner une somptueuse berline. 

Comme la veille, peu après minuit, je vis Cendrillon réintégrer la demeure. Elle était essoufflée, ébouriffée, suffoquante. Je l’entendis monter les marches en courant et s’effondrer en larmes sitôt la porte de la soupente franchie. Que s’était-il passé ?

Le lendemain matin, Cendrillon, comme à l’accoutumée et comme si de rien n’était, prépara le petit déjeuner, attendant en chantonnant, que ses sœurs se lèvent. Une fois qu’elles apparurent, elle ne put s’empêcher de leur demander avec empressement de lui conter leur soirée.

– Ma chère Cucendron, commença Anastasie, la princesse d’hier soir est revenue. Elle a une fois de plus fait faux bond au milieu des festivités. Le Prince en était tout bouleversé. 

– Elle a même, dans sa précipitation, perdu l’une de ses chaussures de verre, renchérit Javotte. 

– Et le Prince s’est précipité pour la ramasser. Il a passé le reste de la soirée assis à table, à observer la chaussure telle une relique précieuse.

– Il doit être très amoureux, fit remarquer Cendrillon.

Peu de jour plus tard, le fils du Roi, fit publier à son de cors et de trompettes qu’il épouserait celle dont le pied serait le plus juste à la petite pantoufle. Etant de verre, il apparaissait difficile que l’on puisse se méprendre. 

On l‘essaya à toute la cour, sans succès. On finit par l’apporter chez nous. Mon plan était arrêté. Loin de comploter pour tenir Cendrillon à l’écart, je fis au contraire tout ce qui était en mon pouvoir pour que les nobles serviteurs royaux lui présentent l’objet de leur quête. L’affaire étant entendue, autant en tirer profit. Quelle ne fut pas la surprise de Cendrillon lorsque je m’exclamai : « Auriez-vous l’obligeance, Messires, de soumettre à vérification le pied de ma petite Alice ? » Celle-ci me regarda incrédule. La chaussure entra sans peine et s’ajusta admirablement. Alice sortit de sous sa jupe la deuxième petite pantoufle à la stupéfaction de l’assistance. Anastasie et Javotte se jetèrent alors à ses pieds éclatant en sanglots, elles lui demandèrent le plus sincère des pardons. 

Le mariage fut célébré devant tout le peuple enthousiaste. Alice demanda que nous fassions désormais partie de la suite du Roi. Anastasie et Javotte furent mariées à deux grands seigneurs.

Depuis ce jour, j’implore Dieu de me prêter vie aussi longtemps que nécessaire afin d’obtenir le pardon pour toutes mes vilainies. J’ai fait écrire en grand, au dessus de mon lit: « De même que les ténèbres ne résistent pas à la lumière, le mal est impuissant face au bien. »

                                                                                                         Cunégonde de la Vilepière

Epiphanie

Pour mener à bien le vingt-septième opus des aventures du chevalier Thibert, Gaston Dunoyer s’était finalement astreint à la rédaction d’un plan. Il espérait ainsi se mettre à l’abri d’une panne dévastatrice de sa plume semblable à celle qu’il avait eu à affronter lors de la narration du tome précédent. 

         Jamais auparavant il n’avait éprouvé la nécessité de programmer les exploits de son héros. Son premier manuscrit, il l’avait rédigé d’une traite. Cela avait été une œuvre collégiale tant Thibert, le preux chevalier, avait apporté sa part de bravoure et d’initiatives. Cette expérience avait convaincu le jeune écrivain qu’il n’y avait rien de plus simple au monde que d’écrire un roman. Depuis cette première parution, cet état de grâce avait perduré un quart de siècle à raison d’un livre par an. Jusqu’au jour où… Gaston Dunoyer se souviendrait toujours de ce 28 mars 2018, premier jour de sa longue traversée d’un imaginaire perdu. 

         Alors que Thibert avait quitté au plus pressé le château du duc d’Otrante après l’avoir sauvagement égorgé et qu’il pénétrait dans une chênaie dense à la tombée de la nuit, tout s’était arrêté. Brutalement ! Thibert demeurait là, désespérément planté sur son destrier en plein milieu d’une obscure clairière de myrtilliers qu’éclairait une pleine lune voilée par la brume nocturne.  

         Gaston Dunoyer était témoin du désarroi de son chevalier. Celui-ci le regardait les yeux égarés et semblait demander : « Et maintenant ? Je vais où ? Je fais quoi ? ». 

         Il n’en avait pas la moindre idée. Il voulu se convaincre qu’il ne s’agissait que d’une petite faiblesse momentanée. Il se leva, se fit un café et alluma une cigarette. Il pressentait que la situation était grave tout en se répétant des « ce n’est rien », sans parvenir toutefois à s’en persuader. On approchait de minuit. « Tu dois être fatigué, Gaston, laisse ton chevalier se trouver un abri et repose-toi, toi aussi, demain tout ira mieux ». Intuitivement, il n’en croyait pas un mot.  

         Les heures qui suivirent furent effrayantes : insomnies, cauchemars, hallucinations ; une nuit de faits d’armes sordides, de trahisons. Tout ce qu’il avait imaginé ici et là au gré des aventures de Thibert, mais en plus épouvantable encore. Comme si un cinéaste s’était amusé à produire une saga des prouesses les moins reluisantes de Thibert et les avait poussées à leur paroxysme. 

         A intervalles réguliers, Dunoyer voyait passer au-dessus de lui une page blanche, la redoutée page blanche dont il avait été épargné tout au long de sa carrière. Elle voletait comme les avions de papier de son enfance. Puis, petit à petit, il y en eut deux, puis trois, puis quatre, des dizaines, des centaines. 

         « Tout cela n’est qu’un mauvais rêve » s’entendit-il dire à haute voix. Il le répéta plusieurs fois, balançant intérieurement entre la raison de Dunoyer et les intuitions de Gaston. Il fallait bien que cela se produise une fois, pensa-t-il. Il s’était depuis longtemps imprégné de l’idée que tôt ou tard il paierait cher sa désinvolture, cette forme de condescendance à l’égard des écrivains de sa génération, de ces auteurs qui, chez Bernard Pivot, n’avaient de cesse d’affirmer que sans un plan, mieux un synopsis bien détaillé, on courait le risque de la panne. Il s’était cru au-dessus de ces contingences. Cela n’arrive qu’aux autres ! C’était sans compter sur les leçons que la vie ne se prive pas de dispenser à ceux qui la prennent de haut. 

         Alors, soit, il allait s’y atteler à ce maudit plan. Revenu à sa table, il reprit ce qu’il avait déjà écrit, chapitre après chapitre : pas moins de cent soixante pages à passer en revue ! Après plus de quatre heures de travail à démêler un fil rouge au tracé chaotique, il touchait au but. Ne restait plus que l’épisode du meurtre à résumer. Ce qui fut fait, non sans douleur. 

         Et après ? Thibert n’avait pas bougé, toujours aussi inerte et comme cloué sur son cheval, les yeux ahuris. « Comment ai-je pu imaginer qu’en refaisant le même parcours, j’arriverais ailleurs qu’à mon point de rupture ? » 

         Il ressentit le besoin de mettre de la musique, de la musique médiévale. S’en imprégner, se noyer, les yeux fermés, dans l’atmosphère du XVe siècle. Distraire sa tête ! Elle se résignait, sa tête. Elle se persuadait que cette panne était inéluctable. « Surtout ne pas donner mon assentiment. Je suis habilité à refuser cette soi-disant défaillance. » Il fit résonner « Belle qui tient ma vie » dans le salon, ferma les yeux, s’imagina Thibert, son cheval, la forêt. Il ne vit qu’une femme.

Belle qui tiens ma vie

Captive dans tes yeux,

Qui m’as l’âme ravie

D’un sourire gracieux,

Viens tôt me secourir

Ou me faudra mourir.

         La chanson, il la passa, la repassa en boucle. Fallait-il introduire un épisode amoureux ? Cela n’avait aucun sens, Thibert ne se trouvait pas dans les meilleures dispositions. De plus, son héros n’était pas du genre à se laisser attendrir par une femme, si belle soit-elle. Il fallait le faire sortir de ce bosquet, c’était là la première des priorités. Mais comment ?

         Gaston Dunoyer dut en convenir, la musique n’avait en rien permis de forcer le verrou. Même les Carmina Burana étaient restées sans effet. Il s’affola, se mit à respirer plus rapidement, crise d’angoisse ! « Qu’est-ce qu’il m’arrive ? »  

Durant les semaines qui suivirent, pour relancer la machine, il tenta toutes les stratégies qui lui venaient à l’esprit. Il alla se promener en forêt, son petit calepin en poche. Rien n’y fit, pas même lorsqu’il décida d’y rester toute la nuit. Il fit le tour du lac à la rame, passa des heures interminables à la bibliothèque nationale, section Moyen-âge, il commanda sur Amazon un château en carton à réaliser soi-même, prit des cours de luth, rien ne l’extirpait de sa torpeur. 

         On approchait de la date butoir. S’il voulait voir son livre publié pour la rentrée littéraire de septembre, il ne lui restait plus que quelques jours pour fournir le manuscrit à son éditeur. Celui-ci ne cessait de l’appeler, ce qui avait pour conséquence d’augmenter d’autant son désarroi. 

         Il avait repris l’habitude de se connecter au monde, écoutait France-Info et relisait la presse quotidienne. L’état de la planète lui apparu soudain désespéré, noir, glauque, rouge, fangeux, puant la sueur des uns, transpirant l’arrogance des autres. Thibert, s’il vivait aujourd’hui, serait de ces derniers, assurément. Cela lui éclata à la figure. 

         Une forme de dégoût pour son héros s’empara de lui. Thibert, il le voulait chevalier servant. Il se l’était représenté ainsi, l’avait créé ainsi. Au fil des épisodes, depuis le deuxième tome déjà, s’étant lui-même complu dans la colère et le ressentiment, Thibert s’était durci par mimétisme. D’aventure en aventure, tous deux étaient tombés dans la surenchère, s’abandonnant aux puissances du mal. Thibert le preux s’était fait goujat, brigand sans foi ni loi, pour qui l’argent et les courtisanes justifiaient à eux seuls tous les moyens. Non, la fin ne justifiait pas les moyens ! Avec le meurtre du duc d’Otrante, son compagnon de route avait franchi la ligne rouge, ligne que lui, Gaston Dunoyer, ne saurait plus accepter. Il en prenait conscience ! Toutes ces histoires lui faisaient maintenant honte. Il était devenu allergique aux exactions de Thibert, il ne supportait plus Thibert.

Belle qui tient ma vie

Viens tôt me secourir

Ou me faudra mourir.

         Thibert avait vendu son âme au diable ? Lui, Gaston Dunoyer allait lui offrir la rédemption. Émoustillé, soudain très excité, il sauta dans sa voiture, direction La Dombes. Il s’enquit en chemin des disponibilités de la chambre des ducs de l’Ostellerie du Vieux Pérouges. Libre ! Il gardait un souvenir lumineux de cette suite en rez-de-chaussée d’une ancienne bâtisse de 1456, le souvenir de sa lune de miel avec Isabelle. Depuis son décès tragique, il avait toujours hésité à s’y rendre de crainte de raviver ses plaies. Le temps n’avait pas fait son office, Dunoyer vivait dans la haine. Il n’avait jamais pu pardonner à ce chauffeur de camion ivre qui lui avait pris sa compagne.

         Parvenu sur la place du Tilleul, il se parqua juste sous la statuette de Saint-Georges. S’étant procuré les clés, il ouvrit la porte de ce lieu imprégné de mémoires séculaires. Rien n’avait changé. Le rouet sur la droite, le vieux berceau en bois, sur la gauche. Le petit salon abritait toujours la table ronde, celle que lui et Isabelle avaient nommée la table des chevaliers. Et puis, face à lui, au-delà de l’arche en pierre qui ouvrait sur la chambre à coucher, le lit à baldaquin, sur lequel tous deux s’étaient connus pour la première fois. Et puis cette odeur de cire d’abeille.

         Une violente émotion l’envahit, la même que celle qui avait vu son cœur s’épancher devant tout le monde lorsque l’on avait descendu le cercueil d’Isabelle dans sa tombe. C’était au lendemain de la parution du premier tome, elle n’avait pas vingt ans. 

         Isabeau était là, assise sur le lit. Elle portait le costume médiéval de la jeune mariée. La porte derrière lui laissa passer un léger courant d’air. Il sentit une épaule l’effleurer : Thibert ! Il le vit passer sous le porche. Isabeau lui adressa un sourire d’invitation, ouvrant ses bras pour l’accueillir.

         Gaston Dunoyer se remit à écrire… éperdument.